4.

Depuis que Régis évitait les moments d’intimité avec sa femme, la tension était palpable dans son couple. Florence commençait à soupçonner son mari d’avoir une liaison. Ce n’était pas la première fois qu’il la trompait. Elle avait acquis suffisamment de finesse pour déceler ses incartades, mais jusque-là, il avait toujours sauvé les apparences et chacun s’en arrangeait. Cette fois, cependant, elle sentait que la situation était différente. Le vers était dans le fruit et Régis dans l’embarras. Par jeu – plus que par honnêteté – Régis tenait la promesse qu’il avait faite à sa maîtresse de lui rester fidèle. Surtout, il reprenait goût à refaire l’amour d’une façon normale et se sentait de moins en moins disposé à céder aux demandes particulières de sa femme. Il devait avouer qu’au début, au bout des quelques mois qui suivirent leur retour de Val d’Isère, les nouvelles pratiques qu’elle lui avait suggérées l’avaient plutôt attiré. Quand Florence l’avait sollicité en lui offrant le bas de ses reins, il l’avait approchée avec appréhension. Il ne s’était pas attardé sur le corps étonnamment osseux de sa femme couchée sur le côté, les jambes serrées, ni sa colonne vertébrale qui se dessinait sous la peau. Régis n’avait pas eu envie de se poser des questions et l’étreinte avait été rapide. Au fil des années, chacun s’était accommodé de cette pratique qui était devenue leur norme. Avec Lara, il revivait à nouveau le normal et l’extraordinaire.

Les semaines passaient et Lara s’impatientait de ne pas pouvoir arriver plus rapidement à atteindre son objectif. Régis lui consacrait de nombreuses soirées, la présentait à ses amis, mais ce n’était pas suffisant. Elle avait déjà réussi à semer la discorde dans leur couple et son amant était en froid avec ses enfants qui lui reprochaient de délaisser leur mère, mais elle voulait passer à la vitesse supérieure. Ce soir-là, elle l’accueillit avec une perceptible froideur. Habitué aux humeurs changeantes de sa maîtresse, Régis tenta une approche.

– Ça ne va pas, trésor ? Demanda-t-il prudemment.

– Non, tout va bien, répondit Lara d’un ton monocorde et peu convaincant, en allant s’assoir en tailleur dans le fauteuil.

– Alors, pourquoi fais-tu la tête ? Insista-t-il en s’installant près d’elle sur le bras du fauteuil.

– Je ne fais pas la tête ! Rétorqua-t-elle, agacée.

– Ah bon ? Alors explique-moi.

Sa maîtresse prit son air sérieux, se leva brusquement pour lui faire face et lui servir le discours qu’elle avait soigneusement mijoté. Régis, assis en contrepoids se trouva subitement en déséquilibre. Il essaya de se rattraper en faisant de grandes brasses arrière dans le vide, mais en vain. Il s’écrasa lourdement sur le sol. Sa tête cogna le mur et le fauteuil vint sans pitié se caler sur son visage. En entendant le bruit sourd, Lara fit un demi-tour vers la scène, porta la main à sa bouche. Une envie de rire énorme gonfla dans sa gorge. Régis était là, à ses pieds, affalé sur le dos, coincé entre le mur et le fauteuil retourné. Ces trois paires de jambes ainsi étalées lui faisaient penser à une déesse hindoue. Très visiblement, il avait besoin d’aide, mais la jeune femme ne pouvait pas intervenir, partagée entre le rire et la compassion. Son amant avait réussi à repousser le fauteuil et, de sa main droite, cherchait un appui pour se relever. De la main gauche, il se tenait la tête. Lara chercha une serviette mouillée dans la salle de bains et lui posa sur le front, en se mordant les lèvres pour garder son sérieux. L’arcade sourcilière était légèrement entaillée et le contour de l’œil enflait déjà sérieusement. Régis, vexé de se retrouver dans cette position releva la tête, toujours en maintenant la serviette sur son front et lui demanda :

– Dis-moi plutôt pourquoi tu avais cette mine sinistre quand je suis arrivé.

– N’en parlons plus, emmène-moi plutôt au restaurant, cela nous changera les idées. Je t’invite pour me faire pardonner.

Régis acquiesça sans montrer d’emballement.

– Si tu en as vraiment envie, mais moi je n’ai pas très faim, je ne mangerai qu’un morceau !

– Comment, tu n’as pas faim ! Tu n’as pas faim ou tu as déjà mangé ?

Son amant sentit l’orage grossir. Il avait déjà dû faire face aux foudres de ses beaux-parents, quand il leur avait annoncé, une demi-heure plus tôt, qu’il devait quitter le repas pour retourner au bureau.

En choisissant une crêperie, il pensait s’en sortir sans trop de dégâts, mais c’était sans compter sur le talent de sa maîtresse. La crêpe au jambon sur lit d’épinards, leur fut servie brûlante. Une odeur de beurre et de froment s’éleva de l’assiette. A chaque coup de fourchette, Régis observait les épinards hachés s’écouler de la crêpe. C’était la première fois qu’il regardait des épinards hachés de près et d’un si mauvais œil. Absorbé dans sa réflexion, Régis sentit soudain son estomac se soulever. Une sueur froide lui parcouru la colonne vertébrale.

– Tu ne te sens pas bien ? S’inquiéta Lara en lui effleurant le poignet avec un air hypocritement inquiet.

– Si, ce n’est rien, le choc de tout à l’heure, je crois.

– Bois peut-être un peu, cela te détendra, dit tendrement Lara en remplissant son verre de cidre.

La carte des desserts remplaça les assiettes, enfin vides. Régis avait viré au gris pâle, mais la jeune femme ne désarmait pas.

– Je pense que tu prends un dessert avec moi. Non, attends, je choisis pour toi, parce que je sais déjà ce que tu vas prendre.

Une nausée submergea son amant. Myrtilles et chantilly ! Le choix eut été parfait en d’autres circonstances, mais à partir de ce soir, il savait qu’il détesterait la chantilly.

Lara paraissait sereine.

– J’avais besoin d’être avec toi ce soir. Ces derniers jours à cause de mon travail, nous ne nous voyons plus qu’en coup de vent.

Puis elle baissa encore plus le ton. Sous la table son pied remonta le long de la jambe de Régis et se cala entre ses cuisses.

– Je crois que le cidre me fait de l’effet. Viens, termine ton dessert et rentrons !

– Tu as raison, j’ai assez mangé de toute façon, répondit Régis en repoussant son assiette.

Il se leva de table pour aller régler l’addition. Au moment de sortir, ils croisèrent un couple que Régis salua brièvement, avant de leur souhaiter une bonne soirée.

– Qui est-ce ? Demanda Lara ?

– C’est Humbert, mon associé. Ce n’est pas nécessaire que je te le présente, il n’est pas très intéressant.

Une fois rendus chez Lara, Régis ne ressentait qu’une seule envie : vomir. Pour créer diversion il proposa un verre de cognac duquel il attendait beaucoup d’aide. Lara s’alluma une cigarette. Elle leva la tête en soufflant la première bouffée, afin de savourer pleinement sa satisfaction. Elle ne fumait pas par envie, mais uniquement par plaisir : le plaisir de savoir que Régis avait horreur de la fumée. Quand le soir, après avoir fait l’amour, Régis entamait l’acte IV scène 2 « Bon, il faudrait que je rentre », elle feignait de vouloir le retenir et lui disait parfois :

– Reste encore un peu avec moi, le temps d’une cigarette.

– Viens, dit Régis en posant sa main sur celle de Lara qui venait d’écraser son mégot dans le cendrier. Viens près de moi, j’ai juste envie de rester comme ça ce soir, juste contre toi.

Sa maîtresse n’en demandait pas plus et c’est avec un profond soupir qu’elle fit mine de s’abandonner contre lui.