6.

Le temps filait à une vitesse vertigineuse. Lara posa ses lunettes sur le classeur ouvert devant elle et décida de remettre au lundi la pile de factures en instance. Le magasin était entièrement vide et silencieux. Les lumières de la rue piétonne éclairaient les quelques arrangements en fleurs artificielles restées dans la vitrine. Elle aimait sa boutique. Elle l’avait agencée selon son envie et y avait mis son identité, ses couleurs. Elle appréciait souvent d’y rester un peu de temps après le départ de ses vendeuses afin de s’imprégner du lieu, des odeurs d’humus et de senteurs florales. Mais ce soir pourtant, pas question de rêver. Elle avait promis à David de l’emmener en week-end et elle était une fois de plus en retard. Les rues regorgeaient de monde que la douceur de la journée avait fait sortir de chez eux. Un petit coup d’accélérateur et Lara pensa encore pouvoir passer le feu à l’orange. Elle n’eut guère le loisir de se demander si elle avait réussi ; un coup de sifflet la renseigna aussitôt. Elle se gara immédiatement sur le bord de la chaussée et baissa la vitre de la voiture, prête à coopérer afin de perdre le moins de temps possible. Un policier se pencha à la portière. Lara crut recevoir une décharge électrique et devint livide. Elle reconnut l’homme sur le champ. Ils restèrent tous deux sans voix, à se regarder. Cela faisait presque deux ans déjà. Lara revoyait avec précision le moment où elle avait ouvert la porte de sa boutique à l’officier de police ce jour d’été. Derrière lui se tenait un homme en civil qui lui avait discrètement proposé d’aller dans l’arrière-boutique. Phil venait d’avoir un « problème”, disait l’homme en uniforme. La voiture, le camion, la vitesse... Le policier avait prononcé des mots qui s’étaient bousculés dans sa tête, mais de cette chambre d’écho s’était détachés des mots qu’elle avait entendu distinctement : Monsieur Jarnaud, un accident de la route, décédé il y a environ une heure…

Son sang s’était glacé et elle avait senti son cœur se bloquer, prêt à exploser. Pas Phil, ce n’était pas possible. D’ailleurs, il allait bientôt rentrer. Lara avait regardé instinctivement sa montre, sans vraiment savoir pourquoi. Mais les deux hommes étaient restés silencieux devant elle, conscients du choc qu’ils venaient de provoquer. Que venaient-ils de dire ? Décédé ? Est-ce que cela voulait dire qu’il était mort ? Elle avait senti la douleur pénétrer en elle en lui crevant la poitrine. Dans un réflexe de survie elle l’avait extirpée dans un hurlement sans fin et s’était effondrée. L’officier avait attrapé son corps chancelant et s’était senti impuissant, désarmé. Il avait, à maintes reprises, eu à annoncer ce genre de terrible nouvelle à quelqu’un, mais là, pour la première fois de sa vie, il s’était senti impuissant. Lentement la jeune femme avait repris ses esprits, s’était détachée des bras qui lui étaient prêtés et s’était laissé tomber sur une chaise comme un pantin désarticulé. Puis elle leur avait demandé :

– Comment mon mari est-il mort?

– L’accident a eu lieu aux alentours de midi à une dizaine de kilomètres d’ici. Votre mari circulait sur la nationale. Selon des témoins, il s’est subitement déporté sur la voie de gauche et est venu de plein fouet s’encastrer sous un camion qui venait en sens inverse. Le chauffeur du poids-lourd est indemne, mais en état de choc. Il a été transféré à l’hôpital de Rennes. Lara avait enregistré “le plein fouet” comme une claque magistrale. Tous ses os lui avaient fait mal. Elle s’était imaginé le corps de Phil, coincé dans sa voiture sous le camion.

– Où est-il maintenant ? Avait-elle demandé alors dans un souffle.

– Les pompiers ont dû le désincarcérer. Le corps doit rester sur place jusqu’à l’arrivée du parquet. Après, il sera transporté à la morgue de l’hôpital, parce qu’il sera probablement ordonné une autopsie.

– Pourquoi une autopsie ?

– Pour déterminer la cause exacte de l’accident, voir si votre mari avait consommé de l’alcool avant de prendre la route ou s’il a été victime d’un malaise cardiaque. Le chauffeur devra également être entendu par nos services dès qu’il sera en état de l’être.

La jeune veuve n’avait pas eu le droit de voir le corps de son mari à la morgue. Le cercueil avait été scellé immédiatement après l’autopsie qui n’avait rien révélé d’anormal. Presque comique ; Philippe était mort en pleine santé. L’employé des pompes funèbres lui avait alors remis un petit sachet contenant la chaîne en or qu’il portait toujours sur lui.

– Et son alliance ? Avait alors demandé Lara, presque dans une supplique.

– Probablement mélangée aux chaires, lui avait répondu froidement l’homme, sans même lui jeter un regard.

Lara n’avait pas eu la force de répondre à la violence des mots de cet homme blasé et inconséquent. Elle avait serré les précieux objets de ses deux mains contre sa poitrine en pleurant en silence.

Le soir de l’accident, il lui avait fallu énormément de courage pour annoncer à David la mort de son père. Sa sœur lui avait proposé de la soutenir dans ce moment délicat, mais la mère avait voulu remplir seule cette charge qui lui incombait. A son retour de l’école, Lara avait pris le petit garçon sur ses genoux. Au regard perdu de sa mère, David avait tout de suite compris qu’un événement grave venait de se passer. Il avait remarqué ses paupières gonflées et ses yeux rouges. Il savait su très tôt que ses parents étaient ses parents adoptifs, mais du haut de ses quatre ans, cette notion restait abstraite. Sa mère s’était adressée à lui avec tendresse et lui avait dit :

– Tu te rappelles chéri, cet été avec papa, en sortant du restaurant, nous nous étions promenés sur la plage et nous nous étions allongés dans le sable pour regarder le ciel ?

– Ah oui, je sais papa m’avait montré les étoiles et les planètes.

– Te souviens-tu encore pourquoi il y a des étoiles dans le ciel et pourquoi il y en a tellement ?

– Ben, papa m’avait dit que c’est les gens qui sont morts, et quand on arrive là-haut, on est heureux parce qu’on a plus de soucis et qu’on a plus besoin de travailler, ni d’aller à l’école !

La mère de l’enfant avait contenu ses émotions avec difficulté, puis avait enchaîné :

– Tu sais chéri, aujourd’hui il y a une étoile de plus dans le ciel ; une étoile plus brillante que toutes les autres, et cette étoile, c’est papa.

David avait froncé les sourcils en reculant la tête. Il avait semblé comprendre les paroles de sa mère. La voix tremblante, il avait demandé :

– Papa est mort alors, il est parti ?

– Oui bonhomme, avait dit doucement Lara en hochant la tête tout en se mordant les lèvres.

– Il est mort comme Toby ?

– Oui, maintenant Toby n’est plus seul. Il va de nouveau pouvoir se promener avec papa.

Un air de panique avait empli son regard et il avait dit à sa mère sans ménagement :

– Mais, il m’a pas fait de bisou avant d’aller là-haut ; c’est pas juste !

Lara avait serré l’enfant contre son cœur et l’avait rassuré aussi bien qu’elle avait pu.

– Maintenant, tu sais, tous les soirs, c’est papa qui viendra t’embrasser pour t’endormir quand j’aurai éteint la lumière de ta chambre.

Les nuits qui suivirent, David avait lutté contre le sommeil dans l’espoir de voir son père descendre des étoiles pour venir l’embrasser. Et chaque matin, il s’était levé en colère de s’être endormi trop tôt. Un soir, il avait décrété vouloir se coucher de bonne heure, avait fait sa toilette sans qu’on le lui demanda et s’était couché dans son lit en se disant que, cette fois, il ne se laisserait pas avoir ! Lara avait compris la ruse du petit garçon et le voir espérer avec tant de ferveur lui avait fait mal au cœur. Elle avait toujours eu horreur de lui mentir, mais elle ne se sentait pas la force de le désillusionner. Cette histoire lui était venue spontanément pour apaiser l’enfant et elle ne pouvait plus faire machine arrière.

Quelques heures s’étaient écoulées depuis que l’enfant était allé se coucher quand sa mère avait pénétré dans sa chambre sur la pointe des pieds et s’était approchée de son lit débordant de peluches d’animaux de toutes sortes. Avec le pinceau de sa palette de maquillage, elle avait dessiné – au fond de teint – la forme des lèvres sur le visage de l’enfant. Au contact doux du pinceau sur sa peau, David avait souri, mais avait continué à dormir à poings fermés. Puis elle était ressortie de la chambre et était allée se coucher à son tour. Sa nuit fut peuplée de cauchemars où elle essayait d’éviter des voitures en contre-sens sur un chemin de crête qui menait dans le vide, mais au bout duquel son véhicule s’arrêtait comme par miracle. Elle s’était réveillée à plusieurs reprises en sueur persuadée d’avoir entendu crier son nom.

Au petit matin, l’esprit encore imprégné des bribes de son cauchemar, elle était allée réveiller son fils en douceur et, le temps qu’il se lève, avait commencé à préparer le petit déjeuner, quand soudain un cri s’était fait entendre dans la salle de bains. David avait vu le baiser sur sa joue dans le miroir.

– Maman, maman. Ça y est, j’ai vu papa. Il est venu cette nuit m’embrasser. Regarde, s’était-il exclamé en tournant son visage vers sa mère. Il m’a embrassé tellement fort, qu’il m’a même fait une marque.

Fou de joie, l’enfant s’était agité comme un poulain sauvage ; avait sauté sur le lit, fait des allers-retours entre la cuisine et la salle de bain pour vérifier si le baiser était toujours là, oscillant entre rires et pleurs de joie. Lara avait été heureuse de voir le petit comblé et lui avait dit d’une voie convaincante :

– Tu vois chéri, papa a voulu te donner la preuve qu’il venait t’embrasser les soirs. Donc, même si tu ne le vois pas, il pense à toi.

Le temps était passé et tous ces souvenirs restaient gravés dans un espace de sa mémoire. Revoir ce policier, les remettait subitement à vif. L’homme était toujours penché à la portière, visiblement mal à l’aise.

– Ai-je grillé le feu rouge ? Lui demanda Lara.

– Non Madame Jarneau, mais disons qu’il était bien mûr. Ne vous inquiétez pas, vous n’avez commis aucune infraction, nous procédons seulement à un contrôle d’identité et des véhicules.

– Vous me rassurez.

– Je ne sais pas si vous me reconnaissez, continua-t-il.

– Oui, bien sûr, comment pourrais-je avoir oublié ? Cela me fait drôle de vous rencontrer ici.

– Vous savez, j’ai souvent pensé à vous après ce terrible accident. J’aurais voulu vous aider à ce moment-là, mais je ne pouvais décemment pas vous appeler.

Son attention et la sincérité qu’il dégageait touchèrent Lara. L’homme glissa sa main dans son blouson et en sortir un carnet sur lequel il inscrivit son numéro de téléphone.

– Je ne peux pas vous parler ici, je suis en opération, mais peut-être un jour aurez-vous envie de discuter un peu ou de prendre un café en toute simplicité.

– Certainement, répondit Lara en prenant la feuille de papier.

Le policier s’écarta sur la voie pour arrêter la circulation et, au moment où il fit dégager la voiture, leurs regards se croisèrent.