Lara avait commencé à prendre de la distance avec Régis. Même si cela faisait partie de ses plans, la rencontre avec Frank y était pour beaucoup. A son amant, elle avait prétexté de ne plus supporter d’être la maîtresse d’un homme marié. Bien que de ce côté, celui-ci aurait eu à se plaindre au regard des rares moments d’intimité qu’elle lui accordait. Sentant qu’il marchait sur la corde raide, Régis avait alors accéléré le divorce et la procédure de non-conciliation avait été fixée. Il tenait fortement à son amie et se sentait prêt à déplacer des montagnes pour la garder.
Le jour J était arrivé. Lara avait voulu s’assurer que son amant se rendrait effectivement au rendez-vous et que sa femme ne lui ferait pas faux bond. Régis lui avait montré des photos de Florence et de ses enfants, mais pour la première fois, elle la verrait en live. Suffisamment dissimulée par les voitures en stationnement, elle guetta l’arrivée de la voiture de Régis aux abords du tribunal. Sa berline apparut à l’heure et se gara directement devant le bâtiment. Sa légitime était effectivement venue avec lui. Elle paraissait silencieuse, les lèvres pincées, le visage renfrogné. Régis sortit de la voiture et en fit le tour. Quel hypocrite ! Ragea Lara. Il vient pour divorcer et il lui fait le coup du gentleman. Mais l’homme s’arrêta à la hauteur du haillon arrière, l’ouvrit et en sortit un fauteuil roulant. Lara chercha à comprendre et regarda hébétée son amant ouvrir ensuite la porte avant du véhicule et aider sa femme à s’installer dans le fauteuil et se sentit défaillir. Sa femme était handicapée ! Comment Régis avait-il pu lui cacher cela ? D’accord, elle ne s’était jamais intéressée à cette femme, mais pourquoi n’avait-il pas parlé de son infirmité ? Elle se sentit désemparée. Elle aurait voulu faire machine arrière en s’imaginant tout ce qu’elle avait sûrement dû endurer par sa faute. Elle se sentit abjecte, infâme. Subitement elle eut envie de s’enfuir. Elle appela Valérie pour lui demander de récupérer David et prit la route de Saint-Malo. Pendant tout le trajet, elle voyait le fauteuil s’imprimer sur le pare-brise et se projeter en filigrane sur l’asphalte. Les kilomètres s’égrainaient sur son compteur et lui parurent interminables. Quand elle fût enfin arrivée à la maison, elle se recroquevilla sur le canapé du salon, s’emmitoufla dans la couverture. Qu’était-il juste de faire ? Jusqu’où avait-elle le droit d‘aller pour faire payer Régis ? Est-ce que sa souffrance justifiait de faire souffrir d’autres personnes ? Le contrôle lui échappait et elle eut l’impression d’avoir lancé une immense toupie dans un magasin de cristal. Elle fut happée par le sommeil sans trouver les réponses à ses questions.
La nuit était déjà tombée quand la sonnerie de son portable retentit. Elle n’eut pas envie de parler à Régis et rejeta son ’appel pour replonger dans son désert aux oublis pour une longue nuit sans rêves ; là où même Phil ne pouvait pas la rejoindre. Une certitude naquit quand elle refit surface, réveillée par les premières lueurs du jour : il lui fallait prendre rapidement une décision. A nouveau ces maudits doutes qui l’assaillaient. Il y avait la promesse faite à Phil, mais pour la première fois ce mot ne résonnait plus avec la même intensité. Elle se sentait comme ce soldat japonais qu’on avait retrouvé plusieurs années après la fin de la guerre sur une île du Pacifique et qui – croyant que les hostilités n’étaient pas terminées – était resté en poste, prêt à combattre l’ennemi. Quelle guerre menait-elle ? Pour qui ? Plus elle semblait s’approcher du but, plus ses motivations premières perdaient de leur netteté. Les mêmes questions sans réponse refirent surface. Pourquoi Phil n’avait-il pas demandé une analyse financière et avait-il conclu si rapidement à un échec total ? Lui, d’habitude si battant et toujours prêt à trouver une solution. L’armure était peut-être percée ! Dans son esprit s’afficha aussitôt le souvenir du cercueil de son mari. Instinctivement elle ferma les yeux pour que Phil ne puisse pas atteindre le fond de sa pensée et lire ses tourments. S’autoriser le doute, c’était trahir Phil. Mais en finalité, qui avait trahi qui ? Pourquoi ne lui avait-il pas parlé de cette deuxième société de transport qu’il venait de créer à Dunkerque ? La douleur de ne pas avoir été à la hauteur faisait place, depuis quelques temps, à celle de ne pas avoir été considérée, de ne pas avoir été sollicitée comme aide ou confidente. Les pourquoi, les peut-être, les probablement se heurtaient désordonnés et l’empêchaient de réfléchir objectivement. Elle pensa tout à coup à Régis qui prenait beaucoup de place dans son esprit et dont elle avait envie de se débarrasser. La tête entre ses mains, les mâchoires serrées, les épaules crispées, elle laissa s’échapper un cri presque inhumain. Ses repères, ses certitudes se désagrégeaient. Un besoin d’air et d’espace se fit impérieux. La maison, pourtant si protectrice, ne la rassurait plus. Elle avait subitement envie de quitter ses chaussures et de laisser l’odeur de ses peurs dans ses semelles de cuir pour aller courir sur le sable mouillé. C’était le moment où le soleil faisait luire la mer pour la réveiller. La lumière orange et chaude du soleil levant se reflétait dans les parcelles d’eau oubliées çà et là par l’océan. Lara imprima ces images éphémères dans son esprit. Les grains de sable crissant sous ses pieds nus firent naître des ondes dans son corps et un frisson la parcouru toute entière. Elle lâcha toute la tension accumulée depuis les dernières semaines pour se reconnecter à elle-même. Elle continua ainsi, un bon moment afin de sentir l’énergie de la mer la remplir et la renforcer, puis elle s’arrêta et regarda derrière elle. Les vagues avaient effacé ses pas dans le sable mouillé. Elle venait d’avoir la réponse à ses questions. Elle savait qu’elle ne voulait plus de ces moments de détresse. Elle voulait revivre des instants de bonheur comme avec Phil, ne plus être seule, pouvoir à nouveau éprouver et donner de l’amour et, surtout, regarder vers le futur. Mais avant, elle avait un objectif à atteindre.
La jeune femme retrouva son amant le lendemain soir, enfermé dans son bureau. La tête en appui sur sa main gauche, il semblait abattu et n’entendit pas sa maîtresse s’approcher de lui. Quand il remarqua sa présence, il se retourna et la serra dans ses bras.
– Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes appels hier, je me suis inquiété ?
– Je suis allée en coup de vent à la maison pour voir l’électricien qui doit entamer les travaux de mise aux normes dont je t’ai parlé et ça a duré plus longtemps que j’avais prévu. Du coup j’ai dormi sur place pour pouvoir régler les derniers points ce matin. Je t’ai ramené des huîtres et si tu veux on va les manger chez moi, enclencha-t-elle aussitôt pour éviter toute explication.
Pendant qu’elle prépara la table, Régis s’installa – comme à l’accoutumée – sur le sofa.
– Comment s’est passé ton rendez-vous hier ? Lui demanda-t-elle.
– Plutôt tendu, je dois dire. Maintenant la non-conciliation va être prononcée et la procédure va suivre son cours étant donné que Florence ne s’oppose pas au divorce et qu’elle accepte les conditions du partage des biens. Par contre je vais devoir payer une pension compensatoire vachement salée et il faudra évidemment que je continue à financer les études de Pierre-Yves et d’Elise. Heureusement que j’en ai les moyens, continua-t-il en expirant profondément.
– Et pourquoi la pension de ta femme est-elle aussi élevée ?
Régis hésita à répondre, puis il reprit.
– C’est parce que je suis obligé de lui assurer le même train de vie que pendant notre mariage, étant donné qu’elle n’a jamais travaillé.
Lara ne fit pas de commentaire et lui servit un verre de Sancerre en l’invitant à prendre place à table. Ils trinquèrent, sans qu’aucun ne fasse part au titre de quel événement ils levaient leurs verres. Régis, comme à l’accoutumée, raconta sa journée de travail et, comme à l’accoutumée, sa maîtresse l’écouta en prenant sur elle afin de paraître un minimum intéressée. Il avait de nouveau été la proie de ces rats, comme il appelait ses clients. Pendant toute la journée il avait été pressé, bousculé. Ses employés n’étaient pas à la hauteur et le temps lui manquait pour prendre toutes ces problèmes sérieusement en mains. Heureusement, bientôt ils vivront ensemble et il pourra prendre du recul dans le calme, dit-il.
Elle lui servit un autre verre et, tout en essayant de garder un ton neutre, lui demanda :
– Et avec tes fournisseurs ou tes sous-traitants, ça se passe comment ?
– C’est Humbert mon associé qui s’en occupe généralement. Moi, je préfère la partie commerciale. Là, je suis dans mon domaine, je suis un vrai chasseur, dit-il en respirant profondément à la fin de sa phrase. Et je ne m’occupe que des gros contrats d’ailleurs, parce que je sais qu’il n’y a que moi dans la boîte qui peut les négocier. Si on fait autant de chiffre, c’est grâce à moi. Pour les plus petits contrats, j’envoie mes loups.
– Tes loups ?
– Oui, les commerciaux. Je les appelle comme ça, parce qu’ils se bouffent la gueule entre eux pour être les meilleurs.
Visiblement, l’alcool commençait à faire son effet. Régis se lâchait dans son vocabulaire. Lara sentit une bouffée de chaleur l’envahir et prit une profonde inspiration.
– Et Humbert, il est bon lui dans son domaine ?
– Il n’est pas mal, mais je trouve qu’il manque de poigne. J’évite de me mêler de sa partie, mais je trouve qu’il se fait souvent avoir par les sentiments.
– Pourtant, il n’a pas l’air commode, du peu que j’ai pu constater l’autre soir, quand nous l’avons croisé au restaurant.
– Oui, là il a voulu se donner un genre, parce qu’il était avec une femme ; qui n’était pas le sienne je te signale en passant, lâcha Régis dans un rire gras. Mais il n’est pas toujours comme ça. Heureusement que je suis là pour le recadrer et le ramener à la réalité.
– Le recadrer ?
– Oui, il se fait parfois bouffer par les sous-traitants. Ceux-là quand ils peuvent nous arnaquer !
Lara sentit son sang cogner dans ses tempes. Ses mains mirent à trembler.
– Et vous en avez beaucoup des sous-traitants ?
– Naturellement, on est implanté dans toute l’Europe, on fonctionne forcément avec des sous-traitants de tous les pays. Tous les camions ne sont pas à nous. Des boîtes de transport comme nous, il y en a des centaines et on ne peut pas se permettre d’avoir des états d’âme.
– C’est-à-dire ?
– Oui, Humbert se laisse parfois apitoyer et c’est un chauvin dans l’âme. D’ailleurs je me demande s’il n’est pas de gauche celui-là.
– Pourquoi dis-tu qu’il est chauvin ?
– Il voudrait toujours qu’on favorise les entreprises françaises, même si elles ne sont pas compétitives. Pour lui l’argent doit rester en France pour faire tourner la France. Quelle connerie ! Tiens, il y a quelques temps on s’est sérieusement frittés pour un type à qui on n’avait pas renouvelé le contrat de sous-traitance. Elle invita son amant à manger. Son âme lui semblait aussi morte que les huitres qu’elle venait de poser dans un plat.
– Et alors ? Ça s’est passé comment ?
– C’est moi qui ai pris l’affaire en mains et j’ai signé avec les Polonais.
– Et l’autre… gars, il ne pouvait pas s’aligner ?
– Il avait fini par relativement baisser ses prix, mais les polaks ont eu les arguments pour me convaincre, si tu vois ce que je veux dire, continua-t-il en se frottant le bout des doigts. Et heureusement d’ailleurs, parce que le gars du coin s’est tué quelques jours plus tard en bagnole. C’est bizarre, reprit-il pensif en hochant la tête ; j’ai déjà oublié son nom. Mais bon on s’en fout maintenant.
Lara rapprocha le plat d’huîtres de l’assiette de Régis et prit place en face de lui. Cet homme la dégoûtait de plus en plus. Gras de l’extérieur et pourri de l’intérieur.
– Tiens, dit-il en relevant les sourcils, c’est la première fois que tu t’intéresses à mon travail, d’habitude, tu dis que tu n’y comprends rien.
– C’est normal qu’avec le temps je m’intéresse à ce que tu fais, non ?
Régis se sentit très touché et la regarda attendri. Lara pria tous les saints pour qu’il ne s’approchât pas d’elle.
– Oui, j’en ai entendu parler, ou alors j’ai dû lire un article dans le journal, reprit-elle le regard rivé sur l’huître qu’elle détachait mécaniquement de sa coquille. Les circonstances de la mort de cet homme avaient parues suspectes à l’époque et tout le monde n’avait pas été convaincu qu’il s’agissait d’un simple accident de la route.
– Et ça aurait pu être quoi d’autre à ton avis, demanda Régis d’un air dubitatif.
– Je ne sais pas, il n’avait pas consommé d’alcool selon le journal et l’hypothèse du téléphone portable avait été écartée. Le journaliste laissait présumer un éventuel suicide. Après ce que tu viens de me dire sur l’annulation de ses contrats, ça me paraît du coup plus que plausible.
Un long silence se fit pesant. L’homme d’affaires n’avait visiblement pas pensé à cette éventualité.
– Ouais, ça a peut-être un rapport, mais bon, personne ne l’a poussé à le faire ; c’est lui qui tenait le volant. Pour moi, ceux qui se suicident sont des lâches. Ok, je peux le concevoir si on est malade et qu’on a des tuyaux partout, mais pas pour du fric ou pas pour une bonne femme.
– Et si la société Cassere faisait faillite et que tu ne pouvais plus subvenir aux besoins des tiens, ni faire face à tes dettes, tu ferais quoi ?
– Moi ? Je chercherais du boulot et je recommencerais ailleurs.
– Bon, là tu parles de toi, mais ta femme et tes enfants ?
– Mes enfants ? Ils n’auraient qu’à se chercher un job. Moi, j’ai commencé à travailler à dix-sept ans et je ne dois rien à personne. D’ailleurs, quand je vois aujourd’hui comment ils me tournent le dos parce que je divorce, je peux te dire que ça me fait sincèrement chier de devoir allonger tous les mois pour qu’ils aient une vie dorée. Tu n’es pas de mon avis ?
– Je ne sais pas, je ne suis pas à ta place, répondit sa maîtresse d’une voix monocorde, en se levant pour débarrasser la table. Je n’aimerais pas me coucher tard et toi aussi tu as eu une dure journée, continua-t-elle pour abréger la soirée.
Régis obtempéra. Ce n’était pas son meilleur jour et lui aussi avait besoin de prendre de la distance avec les avatars de sa journée.