10.

Pour la quatrième fois de la soirée, le smartphone de Régis vibra sur son bureau. L’homme y jeta un rapide coup d’œil, mais ne décrocha pas ; ce n’était pas la photo de celle qu’il attendait qui s’affichait sur l’écran. Après la non-conciliation la situation s’était très vite envenimée. Pierre-Yves refusait de parler à son père, après que les deux hommes eussent failli en venir aux mains au cours d’une énième dispute. Ses enfants avaient pris le parti de sa femme et le voyaient désormais comme un individu malfaisant qui abandonnait leur mère infirme pour satisfaire ses petits plaisirs d’homme vieillissant. Régis, mis à la porte de chez lui par sa progéniture, avait juré de ne plus y remettre les pieds. Florence avait alors trouvé mille raisons pour appeler celui qui était encore son mari pour quelques temps et le faire venir chez elle quand les enfants n’étaient pas dans les lieux. Cette fois, c’était au motif de signer un document, qu’elle disait ne pas avoir la force de lui envoyer par courrier. Le téléphone vibra une nouvelle fois. C’était à nouveau Florence. Régis inspira un grand coup, jeta son stylo sur son bureau dans un geste d’irritation et se résolut à aller la voir.

Adossée à son fauteuil roulant, Florence fixait les arbres du grand parc qui entouraient leur propriété sans vraiment les voir. Les baies vitrées grandes ouvertes laissaient pénétrer une légère brise qui agitait les mèches de ses cheveux défaits. Elle savait que Régis la ferait patienter, mais qu’il viendrait tout de même. Elle était habituée à l’attendre, depuis toutes ces années de vie commune. Son mari, n’était pas ce qu’on pouvait appeler un bel homme, mais par son charme et sa prestance, il arrivait à séduire son entourage. Son côté épicurien et égocentré était assez rapidement monté à la surface au début de leur relation, mais cela n’avait pas empêché Florence de s’attacher à lui. Avec les années, elle avait aussi appris à faire l’impasse sur nombre de ses écarts ; condition sine qua non pour le garder et conserver une cohésion familiale. Son infirmité avait ensuite balayé tout espoir de vivre un couple classique. Aujourd’hui, ce qui lui importait plus que tout, c’était qu’il vienne la voir, même en coup de vent. Quand les pas de son mari résonnèrent sur les dalles de marbre clair de l’entrée, son cœur se mit à battre très fort. Elle ne se retourna pas pour ne pas laisser paraître son trouble. Jamais encore elle ne l’avait attendu avec cette ardeur. Au bout de toutes ces années elle se rendait compte qu’elle tenait à lui, plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Pourtant les démonstrations de tendresse n’avaient guère tracé leur parcours conjugal. Depuis que Régis avait quitté le domicile pour vivre dans son appartement, Florence s’était raccrochée à lui. Tout avait été organisé pour lui faciliter la vie depuis qu’elle vivait seule, surtout depuis le départ des enfants pour l’université. L’aisance financière avait ses bons côtés et elle lui permettait de ne pas avoir à lutter comme tous ceux qui n’avaient pas les mêmes moyens qu’elle et pour lesquels le mot combat se conjuguait au quotidien. Ses parents, venaient souvent lui rendre visite, tout comme ses frères et sœurs, pourtant éparpillés dans tout l’hexagone. Mais ce qui lui manquait le plus, c’était la présence de l’homme qu’elle aimait plus que tout.

Régis avait pénétré dans le salon et s’était arrêté à bonne distance de sa femme. Il se tenait sur la défensive, impeccable dans son costume gris chiné, les pieds écartés, la main droite calée dans la poche de son pantalon. Florence manœuvra son fauteuil roulant dans sa direction et, le regard légèrement voilé par la tristesse et la lassitude, le fixa avec tendresse. Elle avait cessé de combattre et n’exprimait aucune agressivité, bien au contraire. Les cheveux défaits, sans maquillage, Régis fut surpris de la trouver belle. Ce qui l’avait séduit chez Lara, c’était son air naturel, et Florence, à ce moment, dégageait la même énergie. Ils se regardèrent un long moment. Sur les vagues de leur silence s’accrochèrent des mots imprononçables, telles des notes de musique griffonnées pêle-mêle dans la pénombre, à la recherche d’une portée pour les rassembler. Il eut envie de lui tendre la main et de l’inviter à danser, comme à ce soir de bal où il avait fait sa connaissance. Des souvenirs de leur première rencontre firent surface. Précisément, le moment où il l’avait vue à la réception à laquelle il avait été convié. Il avait marqué un temps d’arrêt en voyant cette belle et fine jeune femme blonde descendre avec grâce les marches du grand escalier de l’hôtel où se tenait l’événement. Son premier réflexe avait été alors de regarder sa main gauche, afin de voir si elle était mariée. Elle ne l’était pas. C’est à ce moment qu’il s’était lancé le défi de la séduire. Florence avait été un moyen de pénétrer le milieu qu’il convoitait depuis toujours et il avait rapidement développé un sentiment d’affection à son égard qui avait facilité leur couple. Aujourd’hui, cette femme était à nouveau devant lui et c’était probablement la première fois qu’il la regardait vraiment. Il se sentit touché par sa simplicité, par le calme qu’elle dégageait. Il prit place sur une bergère à côté d’elle. Ils restèrent silencieux dans la pénombre naissante du soir à regarder le parc et les minutes s’égrenèrent dans ce moment précieux et suspendu. Quand il se releva, Florence le regarda et lui dit tendrement :

– Reviens. Je tiens tellement à toi.

L’homme se sentit déstabilisé. Il voulut lui effleurer la joue, mais retint son geste à mi-parcours. Il ne savait pas comment répondre à la profondeur des mots, à cet élan d’amour. Il quitta la maison aussi silencieusement qu’il y était entré.

Presque à chaque fois que Régis était passé à la maison, il s’isolait dans son bureau et se plongeait dans son travail afin d’apaiser les tensions que généraient les conflits avec sa famille. Mais ce soir, c’était différent. Il ne trouvait plus la motivation à se remettre au travail et ne ressentait pas l’envie d’appeler sa maîtresse. Les mots d’amour de Florence tournaient en boucle dans sa tête. Elle n’avait jamais encore posé son regard sur lui comme elle l’avait fait ce soir et cela le bouleversait. Derrière ses mots tendres, il avait perçu – sans pouvoir s’en protéger – son déchirement d’aimer et de ne pas être aimée en retour. Il ressentit un profond sentiment de gâchis d’être passé à côté d’un être important qu’il avait toisé. Pendant toutes ses années, il ne s’était pas attardé à la connaître vraiment. En miroir, il avait également reçu en pleine face sa propre souffrance d’être mis de côté par Lara. Cette fois, c’est lui qui avait besoin de distance et d’isolement. Il quitta son bureau et rejoignit son appartement. Il resta longtemps sous la douche, la tête baissé et les bras tendus, appuyés sur le mur, pour tenter d’effacer le malaise qui l’habitait. A l’eau ruisselant sur son visage, se mêla un sentiment de perdition. Il aurait voulu pouvoir pleurer, mais l’armure n’était pas encore prête à céder.