14.

Le rendez-vous à la clinique avait été organisé rapidement et Lara attendait son tour dans la salle d’attente du service gynécologie. A côté d’elle, deux jeunes femmes étaient plongées dans la lecture de leur téléphone portable. Une femme enceinte faisait les cents pas au bras de son mari qui suait à grosses gouttes et qui semblait être celui qui souffrait le plus. Le personnel hospitalier s’activait dans les couloirs en ce tout début de journée et la pièce résonnait de son incessant brouhaha. Nerveuse, Lara se leva et regarda par la fenêtre. La journée était banale et ne ressemblait pas à un jour de printemps. Le ciel était gris et triste. Les voitures défilaient sur l’avenue dans un débit incessant. Des passants pressés se croisaient sans se regarder. Un vieux couple se donnait la main et marchait lentement ; chacun servant de déambulateur à l’autre. Un homme d’une trentaine d’années vêtu d’un jogging rayé et d’un tee-shirt froissé s’arrêta sous un des arbres pour laisser son golden retriever faire ses besoins. Le chien, l’arrière-train au plus près du sol, regardait furtivement à droite à gauche du trottoir, l’air craintif et honteux. Les cheveux en bataille, une cigarette aux lèvres, l’homme regardait, d’une manière hypnotique, l’animal faire sa crotte. Elle n’avait jamais compris ce qui captivait tellement tous ces gens qui regardaient systématiquement leur chien déféquer. Elle éprouva de la gêne pour l’animal et reprit place sur sa chaise. Ses seins avaient gonflé en quelques jours et se faisaient si présents, qu’elle avait l’impression que tout le monde la regardait sur son passage. Le temps paraissait interminable. Les minutes accrochées dans l’espace s’étiraient sur les murs bleu ciel. La jeune femme posa machinalement la main sur son bas-ventre et au même moment, eu l’impression d’entendre quelqu’un lui chuchoter à l’oreille.

– On commence tout juste à vivre ensemble.

Un malaise la fit vaciller. Elle en était sûre ; quelqu’un venait de lui parler. Encore sous l’effet de surprise, elle entendit à nouveau un murmure :

– On va connaître une belle histoire, fais-moi confiance. Elle regarda bêtement autour d’elle.

– Ne me cherche pas, continua la petite voix. Je suis en toi. Et je peux te dire que je m’y plais. Tu m’espérais, tu m’attendais, tu avais perdu confiance et pourtant je suis venu.

– Je deviens folle ou c’est toi qui me parle ? Demanda mentalement la jeune femme au bébé.

– Oui, c’est moi et j’aimerais beaucoup que tu me causes à ton tour. De quoi as-tu peur ?

– Mais des peurs j’en ai des milliers. Tu ne te rends pas compte. Je ne sais pas quoi faire. Tout me dépasse. Je ne me sens pas capable d’assumer ta venue toute seule.

– Pourquoi dis-tu que tu es toute seule ?

– Parce que je ne peux demander d’aide à personne.

– Et moi alors, je compte pour du beurre ?

– Je ne savais pas que tu pouvais m’aider et d’ailleurs, je ne vois pas comment tu le pourrais.

– Si tu ne m’écoutes pas, comment veux-tu m’entendre ?

– Je t’en supplie, dis-moi ce que je dois faire, implora la jeune femme désemparée.

– Avoir confiance. Je ne m’annonce pas maintenant par hasard. S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas contrôler, c’est la vie. C’est toujours elle qui décide.

– Comment vais-je faire pour annoncer ta venue à… ton père ?

– Ne t’en fais pas pour lui ; j’en fais mon affaire. Et tu ne le connais pas ; tu n’as pas encore eu le temps de le découvrir vraiment.

– Justement, nous nous connaissons que depuis quelques mois. Et s’il me laisse tomber ? Et s’il ne veut pas de toi ?

Au moment où elle dit ces mots, la jeune femme se rendit compte qu’ils ne résonnaient pas dans son cœur, ni même dans sa tête ; qu’elle disait quelque chose à laquelle elle ne croyait même pas. Elle se sentit ridicule et perdue.

– Plutôt que de tout vouloir prévoir et de t’inventer des « et si », relie-toi à moi et tu verras que tu ne seras plus jamais seule.

Des larmes coulèrent sur ses joues. Une pression énorme venait de tomber de ses épaules. Ses poumons avaient retrouvé toute leur amplitude.

– Tu crois que tout t’incombe, continua la petite voix, mais c’est oublier que de mon côté, je fais la moitié du boulot. Alors, fais la tienne et nous y arriverons ensemble. Tu m’attends depuis si longtemps. Je t’ai parlé dans tous tes moments de solitude et à chaque fois que tu te demandais ce que tu étais venue faire sur terre. Je sais que le temps t’a paru très long jusqu’à nos retrouvailles.

– Que veux-tu dire par retrouvailles ? Tu veux dire que nous nous connaissons ?

– Oui et avant que toi-même tu ne reviennes sur terre, nous nous étions fait la promesse de nous retrouver – d’une manière ou d’une autre – afin de perpétuer l’amour qui nous unissait. On nous a permis de le vivre cette fois dans cette relation.

– Et qui nous l’a permis ?

– Nos guides et les Instances de l’Univers.

– Mais je ne me souviens plus de tout cela, ni même qu’il existe un au-delà.

– C’est normal, parce l’amnésie est indispensable pour remplir les nouvelles pages blanches de notre vie. Quand je viendrai au monde, je perdrai à mon tour très rapidement ce souvenir et je deviendrai un enfant comme les autres, à qui tu devras tout apprendre, ou presque et, un jour, c’est toi qui me dévoileras notre histoire, peut-être...

– Je ne sais plus quoi faire. Le médecin va m’appeler d’une seconde à l’autre.

– Ne pense pas à ce que tu devrais faire, mais sens en toi ce qui est juste. Si tu décides de te séparer de moi, je ne t’en voudrai pas, mais sache que moi, je me réjouis de faire partie de ta vie.

Tout se bousculait dans la tête de Lara : des visions du passé, du présent et de ce que pouvait devenir son futur. Elle posa sa main sur son plexus et chassa ses pensées. Puis, comme en état d’urgence, retourna à la réception de la clinique et annula son intervention. Comme une enfant qui venait de faire une énorme bêtise et qui se sauvait pour ne pas se faire attraper, elle courut jusqu’à sa voiture. Quand Frank lui ouvrit la porte de son appartement, elle se jeta dans ses bras et pleura longuement. Il la laissa s’apaiser puis, doucement, referma la porte derrière elle, prit son visage entre ses mains et lui demanda en douceur :

– Tu l’as ramené avec toi ?

– Comment ? Demanda Lara, en faisant un bond en arrière.

– Oui, tu as ramené notre enfant ; il a su te convaincre ?

La jeune femme était horrifiée. Au plus profond de son être, elle se sentait vexée, trahie et honteuse.

– Tu savais et tu ne m’as pas retenue ? Cria-t-elle hors d’elle. Mais j’aurais pu le tuer et toi tu ne serais pas intervenu ? Tu n’aurais rien fait, tu m’aurais laissé faire ?

Frank était calme, comme à son habitude. Il tenta d’apaiser la jeune femme qui faisait des allers-retours dans la pièce, incapable de contenir sa rage et les sanglots nerveux qui la submergeaient. Frank l’emprisonna alors dans ses bras pour l’obliger à retrouver son calme. Elle essaya de se débattre.

– J’avais confiance en lui, dit-il avec conviction. Je savais qu’il arriverait à te convaincre.

– Comment ça ?

– Oui, quand tu dormais, on se parlait le bébé et moi et il me racontait tes tourments. Il en était désolé, mais il savait qu’il devait vivre cette histoire avec toi. Il t’avait choisie pour ça. Choisir une mère qui se retrouverait devant le dilemme de donner ou prendre la vie était inscrit sur la liste qu’il avait rédigée avant de venir en toi. Il avait pris le risque de devoir peut-être repartir.

– Mais pourquoi a-t-il voulu faire cette expérience sordide ?

– Ce n’est pas sordide. Il est venu pour expérimenter entre autre la confiance.

– La confiance en moi ? La confiance en lui ?

– Non, la confiance tout court avec un grand C.

– Mais comment pouvait-il savoir ce qui allait arriver ?

– Il ne le savait pas en détail, mais dans les grandes lignes. Il nous a choisis pour vivre cette expérience d’être important pour quelqu’un, au point que ce quelqu’un, ou cette quelqu’une, ajouta-t-il en souriant, serait prêt à vouloir chambouler sa vie pour lui.

– Mais j’aurais pu….

– Oui, tu aurais pu, tu en avais le pouvoir, mais ça n’a pas été le cas, continua-t-il en lui caressant la joue. Fais confiance, comme le fait notre bébé, que ce qui doit être, est. Et si tu étais plutôt fière de toi au lieu de râler pour rien ? dit-il en riant. Tu es exténuée, vas te coucher dans ma chambre et attends-moi jusqu’à ce soir. Je dirai aux dealers de bosser la nuit pour que je puisse rentrer de bonne heure, rajouta-t-il dans en souriant pour dédramatiser l’ambiance.

Lara ne se fit pas prier et se réfugia dans le lit de Frank. Là, dans ses odeurs, elle se sentait en sécurité. Avant de s’assoupir, elle parla longuement à son enfant pour lui demander de lui pardonner de ce qu’elle s’apprêtait à faire et le rassura avec tout l’amour qu’elle avait au plus profond d’elle-même et qui pouvait enfin s’épanouir. Elle sentit une onde glisser doucement dans son bas-ventre et l’interpréta comme une réponse complice. Elle ne put cependant s’empêcher de prier pour que le bébé tienne en elle, parce qu’elle ne voulait surtout plus le perdre. Elle ne savait pas précisément qui elle priait, mais elle était sûre d’être entendue quelque part.

Quand Frank rentra de son service, Lara l’attendait dans la cuisine où elle avait préparé un repas avec ce qu’elle avait déniché dans le frigo. Il s’approcha d’elle en la regardant tendrement. Quand il la prit dans ses bras, elle ressentit une douceur cotonneuse, rassurante et elle comprit – à ce moment-là – à quoi ressemblait le sentiment d’être une famille : cette force qui unit et qui pousse vers demain, avec l’impression d’être indestructible. De tout son cœur, elle transmit ses pensées au bébé lové entre eux et qui maintenant n’était plus seulement le sien.

– Ça me plait beaucoup de rentrer chez moi et d’être attendu, dit Luc sur un air léger. C’est assurément la première fois que je n’ai pas l’impression qu’une femme envahit mon espace. Je pourrais même y prendre goût, Viens on va demander à notre petit marin ce qu’il en pense, continua-t-il en l’entraînant vers le lit défait.

– Pourquoi tu l’appelles petit marin d’ailleurs ? On ne sait même pas si c’est un garçon ou une fille.

– Une idée comme ça, je ne sais pas. Peut-être parce qu’il a galéré, ajouta-t-il, rieur. Et puis ce n’est pas grave, si c’est une fille on l’appellera Marine.

– Bon, je crois que je n’ai pas mon mot à dire et que tout est décidé.

L’homme posa alors sa tête sur le ventre de son amie et fit mine de vouloir écouter l’enfant, puis lui dit.

– Comme je sais qu’elle t’entend maintenant, pourrais-tu dire à ta mère, que je serais comblé qu’elle occupe ma vie ?

Lara marqua un temps d’arrêt. La question qui était posée à l’enfant ne pouvait obtenir qu’une réponse ; elle en était sûre. Elle caressa les cheveux de cet homme qui la faisait craquer.

– Peux-tu dire à ton papa que je suis incroyablement heureuse qu’il m’ait fait un si beau cadeau ?

Il lui plaisait que son homme de cœur prenne sa place de père d’une façon si évidente et l’énergie de sa volonté renforçait le lien entre eux.

– Alors, est-ce que marin a répondu à ma question de tout à l’heure ?

En guise de réponse, elle l’attrapa par le cou, l’entraîna jusqu’au lit et le fit basculer sur elle.

– Vas lui demander toi-même maintenant, ce que je lui ai répondu, dit-elle en le laissant prendre place entre ses jambes.

Frank reçu la réponse cinq sur cinq et les deux amants se laissèrent emporter. A la fin de leur étreinte, l’homme se retourna sur le dos et dans un grand soupir de contentement, lui mit une tape sur la cuisse avant de s’assoir sur le bord du lit pour se relever.

– Allez, on passe à table. Mais dis donc, tu n’as pas pris que du ventre toi, ajouta-t-il en appuyant le bout de son index sur le muscle de sa jambe, et en plus ce n’est pas pour me déplaire.

– Il vaudrait mieux, parce que ce n’est que le début, ironisa la jeune femme, contente de ce corps qui se métamorphosait.