La pénombre qui envahissait la chambre apportait une note de sérénité à l’instant. L’air était lourd et aucun souffle ne filtrait par la fenêtre ouverte. Lara avait posé sa tête sur la poitrine de Frank et humait sa peau. De fines perles de sueur brillaient en contre-jour sur sa peau nue et lui faisait penser à la plage qu’elle aimait longer après une nuit de pluie. Elle passa sa langue sur la peau humide. Elle avait un goût de sel.
– A quoi penses-tu ? Demanda-t-il en lui caressant les cheveux.
La voix de Frank la ramena au présent et elle prit conscience à quel point elle pouvait se laisser aller quand elle était dans ses bras. Avec lui, le temps s’étirait, se relâchait ; le monde extérieur s’éloignait, repoussé par la magie de l’union qui les faisait vibrer, comme s’il allait s’épingler dans l’espace.
– Où as-tu appris tout ce que tu m’expliques et qui paraît si logique ? Tu aurais des ouvrages à me conseiller sur le sujet ?
Frank lui frotta la tête, comme on le fait à un enfant.
– Je ne l’ai pas lu, on me l’a expliqué.
– On, tu veux dire qui ?
– Pas quelqu’un d’ici. Je crois qu’aussi loin que je me souviens, j’ai eu l’impression d’entendre quelqu’un me parler. Quand j’étais tout petit, ça me plaisait, parce que je ne me sentais jamais seul du coup. Puis pendant des années je n’ai plus rien remarqué et j’ai cru que, celui que j’appelais « mon petit copain” était parti. Ce n’est que depuis que je suis entré dans la police qu’il s’est à nouveau manifesté.
– Et il t’a dit quoi ?
– Je me souviens précisément à quel moment d’ailleurs. C’était lors d’une intervention. On avait été appelés sur un accident de la circulation qui impliquait plusieurs véhicules. Quand nous sommes arrivés, les collègues étaient déjà sur place pour faire évacuer les véhicules accidentés par les dépanneuses. Je suis allé prêter main forte aux pompiers qui essayaient de dégager une femme et son enfant de leur voiture qui s’était encastrée dans les glissières de sécurité. Malheureusement pour la mère, il n’y avait plus eu rien à faire ; elle était morte sur le coup. Ils se sont alors occupés de son bébé qui devait avoir dans les sept ou huit mois et qui hurlait de toutes ses forces à l’arrière du véhicule. Quand le pompier a réussi à le dégager, j’ai vu qu’il lui manquait une jambe ; elle avait été sectionnée par une tôle. A ce moment-là j’ai brusquement senti une rage en moi contre la vie. Ce bébé qui n’avait rien demandé à personne avait perdu sa mère et ne se souviendrait même jamais d’elle et en plus, il resterait infirme à vie. J’étais en colère qu’il puisse exister une telle injustice et c’est à cet instant-là que j’ai entendu à nouveau la voix. Il était revenu et il m’a dit :
– Tout est juste. Parce que tu t’es laissé dépasser par tes émotions tu ne peux pas avoir la distance nécessaire pour comprendre ce que cette petite fille va pouvoir vivre dans le futur.
– Quand je suis arrivé chez moi, j’ai voulu comprendre et je lui ai demandé de se connecter à moi.
– Comment as-tu fait ?
– Je me suis installé au calme pour faire le vide dans ma tête et j’ai attendu. Il n’a pas mis longtemps à se manifester.
– Comment ?
– J’ai senti une pression agréable sur le haut de mon thorax. Je savais que c’était lui. Il est revenu sur ce qui m’avait bouleversé dans l’après-midi et m’a expliqué que tout s’était déroulé selon un scénario établi à d’autres niveaux avant que le bébé soit dans le ventre de sa mère et avant même que sa mère soit dans le ventre de la sienne. Il m’a fait entrevoir toutes les répercussions de ce qui pour moi était un drame terrible, mais qui ne l’était pas pour lui, parce qu’il en percevait l’étendue du sens. C’était un moment phénoménal. Puis il a disparu et la pression sur ma poitrine également.
– Ca a dû être frustrant de ne pas pouvoir poser d’autres question ?
– Pas réellement, parce que j’étais tellement étonné de ses révélations, que j’avais besoin de temps pour les assimiler.
– Et tu n’as pas été tenté de réitérer l’expérience ?
– Si, bien sûr. Un jour que je lui demandais à quoi ressemblait l’espace dans lequel il évoluait, il m’a proposé de m’emmener dans les dimensions qui nous sont normalement inaccessibles. Je me suis mis en condition et, en une fraction de seconde, je me suis retrouvé dans des paysages de couleurs qui n’existent pas sur terre. Il m’a d’abord fait passer par une immense porte surmontée d’un fronton au centre duquel rayonnait un grand symbole, un cercle or orangé renfermant une autre figure géométrique et je me suis retrouvé sur un immense chemin. J’ai vu alors une silhouette éthérée d’apparence humaine, dans un habit très clair, qui m’a fait signe de le suivre. A l’énergie qui se dégageait de cette apparition, j’ai compris que c’était lui. Je l’ai suivi. Nous sommes ensuite passés dans une pièce sombre pavée de grandes dalles ocre et or disposées en damier. Notre chemin était signalé par des fils blancs lumineux d’environ cinq centimètres de diamètres qui semblaient fixés à un plafond invisible. Au bout des filaments ondulaient des grosses boules blanches et vaporeuses de différentes dimensions. Ce long couloir éclairé nous a amenés devant une porte qui donnait sur une salle immense, grande environ comme le stade du Parc des Princes – pour te donner une idée – mais qui était surplombée d’un dôme fermé ciselé de demi-cercles argentés. Le mur bas périphérique, était composé d’une série de portes dans des tons allant du rouge à l’ocre. Mon guide nous a conduits directement vers une porte qui s’est évaporée à notre passage et nous nous sommes retrouvés dans un vaste paysage où l’herbe était d’un vert électrique et d’où je pouvais apercevoir au loin, des sommets enneigés, d’un gris argenté. Les éléments du paysage étaient en perpétuel mouvement à mesure que nous avancions sur le chemin qui nous conduisit au bord d’un lac immense sur lequel tombait une neige étincelante. Nous étions en fait sur une falaise et bizarrement une vague énorme, venue de derrière nous, nous a emportés à une vitesse fulgurante. Le creux de cette vague est devenu une grotte de glace qui, au moment où j’en ai touché la paroi bleutée s’est évanouie et transformé en ciel et sous nos pieds nous pouvions apercevoir une île du haut de la cime d’un arbre. L’eau est montée jusqu’à nous submerger, mais nous étions enveloppés d’une grande bulle d’air. Rapidement le paysage s’est éclairci et nous avons atterri dans un désert de sable blanc lumineux. Au moment où la lumière s’est intensifiée, mon guide, qui avait semblé m’attendre, m’a dit :
– Ici c’est le monde de l’avant et de l’après ; le monde où tout se décide. Je t’emmènerai plus loin encore quand tu auras compris pourquoi les Humains s’incarnent et ce qu’ils ont à comprendre de leurs expériences terrestres. Tout cela s’est passé sans notion de temps. Chaque passage avait duré une fraction de seconde et toutes les sensations étaient très agréables. Il n’y avait pas de chaud, de froid, de dur ; tout était doux. Lara resta suspendue à ses lèvres. Frank continua.
– En même temps que je voyageais avec lui, j’étais resté conscient d’être dans mon appartement. J’ai entendu mon voisin claquer la porte, une ambulance passer dans la rue, comme si j’avais été double. Ça, ce fut le premier voyage. Ensuite il y en a eu d’autres tout aussi époustouflants. Je ne peux pas te dire combien de temps je suis resté dans ces mondes à chaque étape. A chacune de nos escapades, il m’a expliqué le sens des choses, de la vie, de la mort, des souffrances, des rencontres ou encore de la notion multidimensionnelle du temps et de l’espace et la multiplicité de l’existence.
– Je suis presque envieuse de tes privilèges, dit Lara émerveillée par le récit de son homme de cœur.
– Donc, pour en revenir à que nous disions, il n’est pas prévu que nous laissions faire les choses ; au contraire, nous devons les vivre pour qu’elles aient lieu et qu’elles aient leur sens dans l’ensemble de ce que nous avons à traverser. Si nous nous trouvons face à un obstacle ou à une épreuve, c’est que nous avons les capacités pour y faire face, sinon nous n’y serions pas confrontés. Ce qu’il m’a expliqué le soir de mon premier voyage m’avait permis d’être plus serein quant à l’avenir de ce bébé qui avait été sauvé dans l’après-midi par les pompiers.
Toutes ces théories nouvelles prenaient forme dans la conscience de Lara. Elle aurait voulu poser un tas de questions par rapport à la violence apparente de ces théories et au sentiment d’injustice qu’elles pouvaient générer, mais, presque instinctivement, tout devint logique. Cette logique profonde qui fait, qu’à un moment, on sait sans pouvoir expliquer ce qu’on sait, parce que l’évidence devient vérité et que la Vérité s’affranchit des mots. Cependant une question émergea dans son esprit et elle reprit :
– Cela voudrait dire alors que j’ai dû passer par toutes ces étapes pour te rencontrer, si je comprends bien ?
– Oui. Sans la mort de ton mari, sans ton retard le soir où je t’ai interpellée et assurément plus en amont encore, sans nos mères qui nous mis au monde, nous ne serions pas là tous les trois. Qu’en penses-tu ?
– Ce n’est pas moi qui m’en plaindrais.
Tous les deux restèrent pensifs, à savourer l’instant présent. Puis la jeune femme poursuivit :
– Maintenant, en sachant tout ça, j’aurais besoin de te parler de ma relation avec Régis. Je ne suis pas toute blanche. Pendant des mois j’ai ressassé de la colère et j’ai été habitée par l’esprit de vengeance au point de me fourvoyer.
– Je n’ai pas besoin de connaître votre histoire et je ne suis pas légitime pour te juger. Ton histoire t’appartient. Tu as eu à faire des expériences pour en arriver à être celle que tu es, que celles-ci soient bonnes ou mauvaises. L’importance c’est de savoir si elles t’ont permis de comprendre la portée de tes actes.
– Je crois que j’y suis parvenue. Pour moi, je l’assume, mais aujourd’hui je me rends compte que j’ai rendu quelqu’un malheureux inutilement. Je ne pense pas particulièrement à Régis, mais à ses enfants et à sa femme en particulier.
– C’est ce que tu crois. On ne peut pas faire le bonheur ou le malheur d’une personne, on participe seulement à son histoire.
– Pourtant, si je quitte une personne ou si je la rejette, je la rends malheureuse, puisque je la vois souffrir.
– Non, tu ne l’as rends pas ; elle le devient ; elle le devient parce qu’elle se retrouve face à ses besoins ou à ses frustrations. Tous les sentiments et les émotions viennent de l’intérieur ; nous les créons en nous, nous ne les recevons pas d’autrui.
– Mais, regarde ce qui nous arrive. Grâce à toi je suis heureuse.
– Non, mon lapin. Tu es heureuse d’être avec moi et d’avoir des moments de bonheur avec moi. Mais ce sentiment il est né en toi. Nous aurions pu nous croiser, tu aurais pu me trouver lambda et rien ne se serait passé alors entre nous. L’amour que tu as pour moi porte tes couleurs ; celui que j’ai pour toi a les miennes. Quand tu penses, qu’en quittant une personne, elle va être malheureuse, ou à contrario, si tu l’aimes, elle va être heureuse, tu te donnes un pouvoir qui relève de l’illusion. C’est même de l’ordre de la prétention. Tu te places au-dessus de l’autre en pensant être celle qui donne ou qui prive.
– Oui, je vois.
– Et si tu penses que quelqu’un te rend heureuse, que le bonheur vient de ce qu’il te donne, alors tu lui donnes un pouvoir, qu’il aura l’illusion d’avoir. Tu te places dans une position de dépendance, de vulnérabilité. Alors que ça relève du libre-arbitre de la personne de faire, ou pas, quelque chose pour toi. N’oublie pas qu’on a toujours un bénéfice, même inconscient, dans nos actes vers autrui. Je ne parle pas forcément de profit ou de manipulation, mais parfois, nous agissons juste parce que cela nous rend heureux de le faire : faire un cadeau, rendre un service ou œuvrer pour une association. Je pourrais même dire que l’altruisme est en quelque sorte une notion erronée. On pourrait le mettre dans la case des mots tels que le destin, les aléas ou le hasard. On croit qu’il échappe à toute action déterministe. Même un simple lancé de dés dépend toujours d’un joueur. Nous donnons une traduction précise à ces mots, parce que nous ne sommes juste pas assez intelligents pour comprendre les liens de causalité qui nous échappent.
– Ce que tu me dis me déstabilise. Ca va trop vite et il y a un élément qui me dérange. Est-ce que cela pourrait vouloir dire – si je te suis – qu’on doit ignorer les autres et ne plus penser qu’à nous parce aussi parce que de toute façon tout est inscrit ?
– Non, c’est une mauvaise interprétation. Il ne s’agit pas du tout ou rien, de fonctionner par logique binaire ; il s’agit d’intention.
– Bon, là j’ai besoin d’exemple pour saisir.
– Ok, enchaîna son ami. Ce qui est important de prendre conscience, c’est d’identifier ce qui nous a motivés à agir et de nous interroger sur nos intentions sous-jacentes. Je vais prendre un exemple des plus banals : une personne qui trompe son partenaire. Elle peut le faire, parce qu’elle a rencontré quelqu’un qui a fait battre son cœur et à qui elle n’a pas résisté ou, elle peut commettre l’adultère par vengeance, parce qu’elle-même a été trompée. Dans la première hypothèse, elle a écouté ses sentiments, ou ce qu’elle sentait juste de faire pour elle-même, et dans la deuxième, elle a agi dans l’intention de faire du mal à son partenaire. C’est ça que je veux t’expliquer en te parlant d’intention.
– Ouah ! Tu crois qu’à chaque fois que nous agissons, nous devons faire cette analyse ? Je ne pense pas que tous les individus en soient capables où même qu’ils en aient envie.
– Je ne te parle pas des banalités de la vie, comme s’embrouiller avec son voisin ou négocier un prix avec un fournisseur. Je te parle de prendre le temps de faire une introspection dans des situations qui nous affectent ou nous interpellent. Nous ne croisons pas les gens pour rien. Nous les rencontrons, parce qu’ils nous permettent de vivre des situations qui nous font évoluer. Comment veux-tu devenir quelqu’un si tu ne croises personne ? La séparation, la vengeance ou même le meurtre peuvent faire partie des expériences que nous avons à faire. Et Dieu sait que l’Humain a établi une longue liste de ce qu’il est capable de faire dans le bien ou dans le mal. Mais sans cela, il n’aurait pas la possibilité d’éprouver qui il est et ne connaîtrait pas la notion du bien ou du mal. Que font la plupart des gens quand il leur arrive un coup dur ? Ils restent tournés vers eux-mêmes et leur petite souffrance.
Lara eut un sursaut et voulu intervenir, mais Frank lui fit un petit signe de la main et continua.
– Oui, je sais que cela pourrait te faire sortir de tes gonds, quand je parle de petite souffrance, alors que tu souffres au plus profond de toi de la perte de tes parents et de ton mari. Mais c’est parce que tu traduis le mot petit en terme d’évaluation de l’intensité de la douleur, alors qu’il s’agit de considérer un événement par rapport à un tout et au Tout ; à ce que ton âme est amenée à traverser dans son existence qui est immense et qui ne se calcule plus en nombre d’années ou même d’incarnations. Notre vie présente, est un souffle dans la vie de notre âme. Nous sommes un des pixels d’une virgule du livre de l’Univers. Nous participons à l’Ensemble, sinon nous n’aurions pas reçu la vie. Il ne s’agit pas de nous en foutre de cette vie, mais au contraire de l’utiliser au mieux et d’avoir plaisir à le faire et avec la conscience que nous sommes nécessaires au Tout.
– Ca nous rend tout de même drôlement petits toute cette histoire.
– Pas petits, mais importants et indispensables. Tu n’as pas conscience de ce que chaque acte de ta vie a comme répercussion sur les autres. Quand tu passes une commande à ton fournisseur, tu participes à faire vivre sa boîte et ses employés. Quand tu composes un bouquet pour un client, tu lui permets de réaliser son envie de faire plaisir à quelqu’un. La personne qui le recevra ne sera peut-être même pas contente, mais grâce ce qu’elle prendra pour un loupé parce qu’elle aurait préféré un objet de valeur, elle aura l’occasion d’exprimer sa colère ou sa déception et se faire respecter pour qui elle pense être.
– C’est vrai que je n’avais jamais vu les choses de la sorte. Quand un bouquet est vendu, je n’y pense plus vraiment.
– Alors, laisse Régis et les siens vivre leur parcours et ne pense pas que tu as un quelconque pouvoir sur leur bonheur ou sur leur malheur. Par contre, dit-il en s’approchant d’elle et en mettant ses mains sur ses fesses, je vais te dire comment tu peux faire le mien. Il faut d’ailleurs que j’en profite, parce que dans moins de trois mois, c’est notre petit marin qui va tenir la barre, alors….