Neil. Neil. Neil.
L’inspecteur Pete Willis progresse à pas lents dans le terrain vague tout en écoutant les hommes appeler le garçon disparu à intervalles réguliers. Le silence est absolu entre deux Neil. Pete lève les yeux au ciel, il imagine que les mots flottent dans l’obscurité puis disparaissent comme Neil Spencer s’est évaporé ici-bas.
Le cône lumineux de sa torche balaye le sol afin de vérifier où il met les pieds et relever d’éventuels indices. Pantalon de survêtement bleu, caleçon bleu, T-shirt Minecraft, baskets noires, besace genre militaire, bouteille d’eau. L’alerte est tombée juste à l’heure de son dîner, un repas qu’il avait préparé avec soin. Rien qu’à l’idée de l’assiette laissée intacte en train de refroidir, son estomac gronde.
Mais un petit garçon a disparu, il faut le retrouver.
Les autres policiers ne sont pas visibles dans l’obscurité mais il distingue les éventails jaunes projetés par leurs torches. Pete vérifie l’heure à sa montre : 20 h 53. La journée est presque finie. L’après-midi a été chaude, mais la température est déjà retombée. Pete frissonne. Dans sa précipitation, il a oublié de prendre un manteau, sa chemise n’offre guère de protection contre la fraîcheur nocturne. Ses vieux os non plus – il a tout de même cinquante-six ans. Ce n’est pas une nuit à traîner dehors, même quand on est jeune. Surtout quand on est perdu, seul, et blessé, très probablement.
Neil. Neil. Neil.
Il y ajoute sa voix :
– Neil !
Rien.
Après une disparition, les premières quarante-huit heures sont cruciales. Le signalement de Neil Spencer a été donné à 19 h 39, soit une heure et demie environ après qu’il eut quitté le domicile de son père. L’enfant aurait dû arriver chez sa mère vers 18 h 20, mais il y a peu de coordination entre les deux parents sur l’horaire de son retour, ce n’est donc qu’après le coup de fil de la mère à son ex-mari que la police a été prévenue. Une première équipe est arrivée sur place à 19 h 51, l’obscurité gagnait, deux précieuses heures de ces quarante-huit heures s’étaient déjà envolées. Cela en fait presque trois maintenant.
Pete sait que dans la plupart des cas l’enfant est rapidement retrouvé et rendu sain et sauf à sa famille. Les cas de disparition d’enfants se divisent en cinq catégories : les rejetés, les fugueurs, l’accident ou la mésaventure, l’enlèvement par un proche, l’enlèvement par un membre extérieur à la famille. Dans le cas présent, Pete penchait pour un accident, l’enfant serait retrouvé rapidement. Mais plus il progresse, plus son instinct écarte cette possibilité. Une désagréable sensation lui garrotte le cœur. C’est la même impression qu’il ressent à chaque disparition d’enfant. Cela ne veut pas forcément dire quelque chose. Juste des mauvais souvenirs qui remontent à la surface, vingt ans après.
Sa torche accroche du gris.
Pete s’arrête brusquement et balaye à nouveau le sol. Sous le buisson, un vieux téléviseur. L’écran est troué en plusieurs endroits, comme s’il avait servi de cible. L’inspecteur l’observe attentivement.
– Quelque chose ? demande une voix sur sa droite.
– Non !
Pete atteint l’extrémité du champ en même temps que les autres. Chou blanc pour la battue. Après la relative obscurité du terrain vague, la lumière crue des lampadaires le gêne. Il y a aussi un léger bourdonnement de vie qui était absent du terrain vague.
Vu qu’il n’a rien de mieux à faire, Pete repart quelques minutes plus tard. Sans trop savoir où il va, il se retrouve près de la carrière abandonnée. Le sol est très irrégulier, c’est dangereux la nuit, alors Pete rejoint le groupe de torches allumées. Une équipe de recherche est sur le point de commencer son exploration dans la carrière. Pendant que la précédente fouillait le terrain vague, ici les hommes consultaient les cartes et se préparaient à descendre le long des parois qui mènent au trou.
Deux policiers lui font signe quand il approche.
– Monsieur ? Vous êtes de service ce soir ?
– Non. J’habite tout près, dit Pete, en se faufilant avec précaution sous la clôture.
– Ah d’accord, répond l’agent, dubitatif.
Il est rare qu’un inspecteur participe à une opération de terrain comme celle-ci. Amanda Beck, chargée de l’enquête, coordonne depuis son bureau, il n’y a donc aucun gradé présent sur le terrain. Pete est de loin le plus expérimenté, mais ce soir, il se fond dans la masse. Un enfant a disparu, autrement dit un enfant a besoin d’être retrouvé. L’agent est sans doute trop jeune pour se souvenir de ce qui est arrivé avec Frank Carter, vingt ans auparavant, ou comprendre pourquoi ce n’est pas surprenant que Pete Willis surgisse en pareilles circonstances.
– Attention où vous mettez les pieds, monsieur. C’est plein de nids-de-poule.
– Merci, ça ira.
Assez jeune pour le ranger dans la catégorie des vieux. Et apparemment il n’a jamais croisé Pete au gymnase, alors que ce dernier s’y rend chaque matin avant le boulot. Malgré leur différence d’âge, Pete est persuadé qu’il pourrait le battre à plate couture sur chacune des machines. Les nids-de-poule ne lui posent aucun problème, Pete est vigilant, y compris sur lui-même, c’est une seconde nature.
– Très bien, monsieur. On s’apprêtait à descendre.
– Je ne suis pas de service, vous ferez votre rapport à l’inspecteur Beck.
Pete dirige sa torche en contrebas, mais la lumière se perd vers le fond. L’entrée de la carrière n’est qu’un énorme trou noir.
– À vos ordres, monsieur.
Pete songe à Neil Spencer. Les trajets qu’il a pu emprunter ont été identifiés, les rues passées au peigne fin, ses camarades contactés, tout cela en vain. Le terrain vague n’a rien révélé. Si la disparition du garçon est un accident ou une mésaventure, la carrière est le dernier endroit où l’on pourrait le retrouver.
Pourtant, l’univers de noirceur en contrebas lui semble vide.
Pete n’a pas de certitude, mais son instinct lui souffle que Neil Spencer n’est pas ici.
Et qu’il ne sera sans doute pas retrouvé du tout.