– Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? lui demande la petite fille.
Oui, il s’en souvient, mais pour l’instant Jake fait de son mieux pour l’ignorer. Les autres enfants du Club 567 sont dehors et jouent au soleil. Il entend leurs cris, les rebonds de la balle sur le bitume. De temps à autre, elle tape contre le mur du bâtiment, tandis qu’il reste assis à l’intérieur pour poursuivre son dessin. Il préfère qu’on le laisse tranquille pour terminer.
Non qu’il n’aime pas jouer avec la petite fille. Au contraire. Le plus souvent, c’est même la seule qui accepte de jouer avec lui, alors d’habitude, il est plus qu’heureux de la voir. Mais elle ne s’est pas montrée particulièrement joyeuse cet après-midi. Elle était bien trop sérieuse, Jake n’a pas apprécié.
– Tu t’en souviens ?
– Je crois.
– Alors récite-le.
Il soupire, pose son crayon et la regarde. Comme toujours, elle porte une robe à carreaux bleus et blancs, son genou droit est écorché, à croire qu’il ne guérit jamais. Alors que les fillettes d’ici ont des coupes nettes au carré ou les cheveux noués en queue-de-cheval, la petite fille a la tignasse en bataille, comme si elle ne s’était pas coiffée depuis longtemps.
Vu l’expression de son visage, elle ne va pas le lâcher, alors il récite ce qu’elle attend de lui :
– « Si tu laisses la porte entrebâillée… »
Cela peut paraître curieux qu’il s’en souvienne alors qu’il n’a fait aucun effort pour que les mots collent ensemble. Pourtant, c’est le cas. Sans doute grâce au rythme. Il est déjà arrivé qu’une chanson entendue sur la BBC lui trotte dans la tête durant des heures et des heures. Papa les appelle des « serpentins d’oreille », Jake imagine que les sons se tortillent, s’enroulent dans sa tête.
Quand il a terminé, la petite fille approuve, satisfaite. Jake reprend son crayon à papier.
– Qu’est-ce que ça veut dire en vrai ? lui demande-t-il.
– C’est un avertissement… un truc du genre. Les enfants le disaient quand j’étais petite.
– Oui, mais ça veut dire quoi ?
– Ce sont des conseils à suivre. Il y a des tas de gens méchants dans le monde. Plein de vilaines choses arrivent aussi, donc c’est bien de s’en souvenir.
Jake fronce les sourcils et se remet à dessiner. Des gens méchants. Il y a ce garçon plus âgé au Club 567. Carl. Jake croit qu’il est méchant. La semaine précédente, quand il construisait une tour en Lego, Carl l’a coincé et dominé comme une ombre géante.
« Pourquoi c’est toujours ton père qui vient te chercher ? Ta mère est morte ? » a demandé Carl, qui connaissait déjà la réponse.
Jake n’a pas ouvert la bouche.
« Elle était comment quand tu l’as trouvée ? »
De nouveau, Jake est resté muet. Il n’y a plus que dans ses cauchemars qu’il revit le moment où il a découvert sa maman, ce jour-là. Sa respiration avait déraillé, cessé de fonctionner même. Aujourd’hui demeure la réalité à laquelle il ne peut échapper : maman n’est plus là.
Jake se souvient de l’instant où il a entrouvert la porte de la cuisine, quand elle tranchait un gros poivron rouge pour en retirer les graines du milieu.
« Coucou, mon ange ! » avait-elle lancé en le voyant.
Elle l’appelait toujours « mon ange ». Le sentiment qu’il éprouve en se souvenant que maman est morte est semblable au bruit qu’a fait le poivron. Ploc. Comme le creux qui reste en lui parce qu’on a enlevé une partie de son cœur.
« J’aime bien te voir pleurer comme un bébé », s’est moqué Carl avant de s’éloigner comme si Jake n’existait plus.
C’est désagréable d’imaginer un monde peuplé de gens comme Carl. Jake ne veut pas le croire. Il dessine des cercles. Des champs de force autour de bonshommes qui bataillent.
– Tu vas bien, Jake ?
C’est Sharon, une animatrice du Club 567. Elle nettoyait de l’autre côté de la salle, mais la voici maintenant penchée sur lui.
– Oui.
– C’est un beau dessin.
– Il n’est pas terminé.
– Ça représente quoi ?
Il pourrait expliquer la guerre avec les différents camps qui s’affrontent, les tirs qui les relient, les croix pour rayer ceux qui ont perdu, mais c’est trop difficile.
– Juste une bataille.
– Tu es sûr que tu ne veux pas sortir jouer avec les autres ? Il fait très beau aujourd’hui.
– Non, merci.
– J’ai de la crème solaire et il y a sûrement un bob qui traîne dans l’armoire.
– Je dois terminer mon dessin.
Sharon soupire. Elle s’inquiète pour lui. Ce n’est pas nécessaire, mais c’est sûrement gentil. Jake devine toujours quand les gens se font du souci pour lui. Papa s’inquiète souvent aussi, sauf quand il est à bout de nerfs. Il crie alors des trucs comme « C’est parce que je veux que tu me parles, je veux savoir ce que tu penses, ce que tu ressens ! ». Quand ça arrive, Jake a peur, il a l’impression de décevoir papa, de le rendre triste. Mais il ne sait pas être différent de ce qu’il est.
Un nouveau rond, un autre champ de forces, les lignes se chevauchent. C’est peut-être un vaisseau finalement. Comme ça le petit bonhomme pourra échapper à la bataille et s’en aller dans un plus bel endroit. Jake prolonge le rond, puis gomme soigneusement le bonhomme de la page.
Voilà.
Là où tu es, tu es sauvé.
Un jour, après une crise de nerfs de papa, Jake a trouvé une feuille sur son lit. Un dessin très réussi d’eux deux, tout sourire. En dessous était écrit :
Je suis désolé. Je veux que tu te souviennes que même quand on se dispute on s’aime toujours très fort. Gros bisous. Ton papa.
Jake a rangé le mot dans sa boîte à trésors, avec les autres souvenirs. Il vérifie. Elle est bien posée sur la table devant lui, près de son dessin.
– Tu vas bientôt déménager dans ta nouvelle maison, dit la petite fille.
– Ah oui ?
– Ton papa est allé à la banque aujourd’hui.
– Je sais. Mais il a dit que ce n’était pas sûr. Ils ne lui donneront pas forcément le truc qu’il demande.
– Le prêt, précise la petite fille. Si, il l’aura.
– Comment tu le sais ?
– C’est un écrivain connu, non ? Il est malin pour exprimer ses demandes. Comme toi, ajoute-t-elle en regardant son dessin.
Elle sourit. Un sourire étrange pense Jake. À la fois joyeux et triste. À la réflexion, lui aussi éprouve cette sensation à propos du déménagement. Il n’aime plus vivre dans leur maison, il sait que papa est triste aussi, mais s’en aller ne lui paraît pas être une bonne chose, même si c’est lui qui a repéré la nouvelle maison sur l’IPad de papa quand ils regardaient ensemble.
– Je te verrai encore après le déménagement ?
– Tu sais bien que oui. Quoi qu’il arrive, n’oublie pas ce que je t’ai dit, ajoute-t-elle, précipitamment. C’est important. Promets-le-moi, Jake.
– Je te le promets. Mais ça veut dire quoi ?
Jake a l’impression qu’elle va s’expliquer, mais l’interphone retentit à l’autre bout de la salle.
– Trop tard, ton papa est arrivé, murmure-t-elle.