Les enfants du centre de loisirs jouent dehors, j’entends leurs rires depuis le parking. Ils sont si joyeux – si normaux – que je prends le temps de les observer en espérant trouver Jake parmi eux.
Bien sûr, mon fils n’est pas là.
Je le trouve dans la salle, seul, assis dos à la porte. Mon cœur se serre, Jake est tellement menu pour son âge. Sa posture courbée lui donne l’air encore plus vulnérable, plus fluet, comme s’il cherchait à se fondre dans la feuille devant lui.
Qui pourrait le lui reprocher ? Il déteste venir ici, pourtant il ne s’est jamais plaint. Je n’ai pas le choix. Il y a eu tant de moments insupportables depuis la mort de Rebecca : la première séance de Jake chez le coiffeur, l’achat de vêtements pour l’école, l’emballage cauchemardesque des cadeaux de Noël, la vue brouillée de larmes. Une liste sans fin. Paradoxalement, le plus dur ce sont les vacances scolaires. J’aime mon fils de toute mon âme, mais il m’est impossible de rester plusieurs journées entières avec lui. J’ai l’impression de ne plus avoir assez en moi pour combler ces heures. Je me méprise de ne pas être le père dont il a besoin, mais il me faut encore du temps pour oublier l’abîme qui nous sépare. Pour ignorer mon incapacité grandissante à gérer le quotidien. Pour m’écrouler ou pleurer un moment sans qu’il entre et me trouve dans cet état.
– Salut, fiston.
– Bonjour, papa, répond Jake sans lever la tête.
– C’était bien ta journée ?
– Ça va.
Jake bouge imperceptiblement. Son corps semble à peine présent, à la fois plus léger et plus fin que le T-shirt qu’il porte.
– J’ai joué avec quelqu’un.
– Un copain ?
– Une fille.
– Super… Tu as dessiné aussi.
– Oui, tu aimes ?
– C’est un super dessin, fiston.
Je n’ai pas la moindre idée de ce que représente son dessin. Un champ de bataille avec des camps impossibles à démêler. Jake dessine rarement des scènes statiques. Ses personnages prennent vie, s’animent pour sortir de la feuille, le résultat ressemble à un film où toutes les vues seraient superposées les unes sur les autres.
Mon fils est un créatif, j’apprécie, nous avons ça en commun. Sauf que ces dix derniers mois j’ai à peine écrit quelques mots. Depuis la mort de Rebecca.
– On va déménager dans la nouvelle maison, papa ?
– Oui.
– Ils t’ont écouté à la banque ?
– Disons que je les ai convaincus malgré l’état calamiteux de mes finances.
– Ça veut dire quoi, « calamiteux » ?
Je suis surpris qu’il ne sache pas. Rebecca et moi avons toujours employé un langage adulte avec Jake. Quand il ignorait un mot, nous le lui expliquions. Cet enfant absorbait tout, il en résultait parfois des situations étranges. Mais là maintenant, je n’ai pas envie d’entrer dans les détails.
– Cela veut dire que c’est au conseiller bancaire et à moi de s’en inquiéter. Pas à toi.
– On part quand ?
– Le plus vite possible.
– Comment on fera pour emporter nos affaires ?
– On louera un camion, dis-je en songeant aussitôt au coût. Ou alors on fera des allers-retours avec la voiture. Mais tu sais, on ne pourra pas tout emporter, tu pourrais en profiter pour trier tes jouets et ne garder que tes préférés.
– Je veux tous les garder.
– On verra, d’accord ? Je ne t’obligerai pas à les jeter, mais tu es plus grand maintenant, certains jouets ne sont plus de ton âge. Peut-être qu’un autre petit garçon serait content de les avoir.
Jake ne répond pas. Ses jouets ne sont peut-être plus adaptés mais ils évoquent une multitude de souvenirs avec Rebecca qui a toujours été meilleure que moi, y compris dans les jeux qu’elle organisait avec notre fils. Je les revois, allongés sur le plancher, en plein théâtre avec les figurines. Rebecca était infatigable, patiente en toutes circonstances, ce qui paraissait simple pour elle est incroyablement difficile pour moi. Les jouets de Jake ont été manipulés par Rebecca, plus ils sont anciens, plus ses empreintes sont nombreuses. Une accumulation invisible de sa présence dans la vie de Jake.
– Tu entends ? Je ne te force pas à donner les jouets que tu veux garder.
Ce qui me fait penser à sa boîte à trésors, une pochette en cuir fatiguée, format agenda, à fermeture Éclair. Elle est posée sur la table, tel un Filofax qui aurait perdu ses pages. Dieu seul sait pourquoi Rebecca en aurait possédé un, d’ailleurs.
Quelques mois après sa mort, j’ai tenté de trier ses affaires. Ma femme était un écureuil qui amassait et classait dans des boîtes remisées au garage. Un jour, je me suis décidé à en rapporter quelques-unes au salon. J’ai alors découvert ses souvenirs d’enfance remontant bien avant notre histoire commune. Je pensais que ce serait plus facile, mais non. L’enfance est – doit être – une période heureuse, pourtant je sais que ces petits objets ne l’étaient pas. Je me suis mis à pleurer. Jake est entré, il a posé sa main sur mon épaule. Comme je ne réagissais pas, il m’a enlacé de ses petits bras. Après cet épisode, c’est devenu notre travail à deux et Jake est tombé sur la pochette. Il m’a demandé s’il pouvait la conserver. Bien sûr qu’il le pouvait. Petit à petit, elle s’est remplie d’objets puisés dans les affaires de sa mère. Lettres, photographies, babioles. Il a aussi ajouté ses propres dessins, les petits riens qui comptent pour lui. Sa boîte à trésors est comme un balai de sorcière, jamais loin de lui. J’ignore ce qui s’y trouve, je n’ose pas y jeter un coup d’œil. Après tout, c’est son jardin secret.
– Prends tes affaires, mon grand, on rentre.
Jake me tend son dessin pour que je le prenne. Apparemment, celui-ci n’a pas gagné sa place dans la pochette que Jake tient précieusement contre lui. Il attrape sa bouteille suspendue au crochet. Alors que j’appuie sur le bouton vert pour sortir, j’aperçois Sharon.
– Tu vas lui dire au revoir ? dis-je à mon fils.
Jake prend un air piteux. Au lieu d’aller la saluer, il agite la main en direction de la table qu’il occupait.
– Au revoir. Promis, je n’oublierai pas.
Et il vient se réfugier sous mon bras.