Non pas qu’il le souhaitait.
La philosophie de Pete est relativement simple, enracinée en lui depuis tant d’années qu’elle est davantage implicite que consciente : c’est l’empreinte sur laquelle est bâtie sa vie.
Comme l’oisiveté est mère de tous les vices, Pete s’occupe le corps et l’esprit. Discipline et méthode sont importantes pour lui. Après l’inspection sans résultat du terrain vague, il a consacré les fameuses quarante-huit heures à ses occupations de toujours : levé très tôt, au gymnase pour des pompes, tractions et abdominaux, une partie différente du corps chaque jour. Ce n’est pas une question de vanité ou d’apparence physique, la concentration et la solitude des exercices physiques sont une distraction réconfortante. Il est souvent surpris de se retrouver l’esprit vidé au bout de soixante minutes d’effort intense.
Ce matin-là, il a réussi à ne pas penser à Neil Spencer. La suite de sa journée s’est passée dans son bureau. La pile des dossiers mineurs en attente lui offre une diversion bienvenue. Lorsqu’il était jeune et impétueux, il aurait piaffé d’impatience devant ces affaires sans intérêt, mais aujourd’hui, il apprécie le calme et la minutie que ces dossiers requièrent. Dans le travail d’un policier, l’excitation n’est pas seulement rare, c’est une mauvaise alliée, en général elle signifie que la vie d’un être humain a été atteinte. L’excitation va de pair avec la souffrance, Pete a largement soupé des deux. Qu’on l’envoie sur des vols de voitures, vols à la tire ou comparutions au tribunal pour délits mineurs lui convient.
Pourtant, même si Pete n’est pas directement concerné par l’enquête Spencer, il lui est difficile d’en faire abstraction. Un enfant disparu projette une ombre démesurée et devient rapidement l’affaire du département entier. Un groupe d’officiers en parlent à la machine à café : où Neil peut-il être, que lui est-il arrivé, les parents, ces irresponsables qui laissent un petit rentrer seul… Pure spéculation officiellement rembarrée, mais les bruits de couloir continuent malgré tout. Pete se souvient des mêmes conversations entendues vingt ans auparavant. Il accélère le pas, pas mieux disposé aujourd’hui qu’il ne l’était alors.
À dix-sept heures, toujours derrière son bureau, Pete se demande ce qu’il fera ce soir. Il vit seul, n’a pas de vie sociale, il a pour habitude d’éplucher les livres de cuisine pour réaliser des plats de gourmet qu’il mange, table dressée. Ensuite, il regarde un film ou lit.
Et le rituel bien sûr.
La bouteille et la photographie.
Pete rassemble ses affaires, prêt à rentrer chez lui. Son pouls cogne très fort. La nuit dernière, son cauchemar est revenu pour la première fois depuis des mois : Jane Carter murmurant au téléphone « Dépêchez-vous ». Impossible d’échapper à l’affaire Neil Spencer, ce qui signifie que ses pensées sombres remontent à la surface, bien plus proches qu’il ne le voudrait. Pete n’est donc pas si surpris quand son téléphone sonne alors qu’il a enfilé son manteau. Rien n’est sûr, mais il s’en doute déjà.
Sa main tremble légèrement quand il décroche.
– Salut, Pete, content de t’avoir au bout du fil. T’as deux minutes pour qu’on cause ? lui demande Lyons.
Ses interrogations sont de courte durée, Amanda Beck est dans le bureau du superintendant. Elle bosse sur une seule affaire, il n’y a donc qu’une seule raison pour que sa présence ait été requise.
Pete essaye de garder son calme en fermant la porte. Il tente aussi de chasser la scène qui trotte dans sa tête depuis vingt ans, celle qui implique Frank Carter.
Lyons sourit. Son sourire illuminerait un chapiteau.
– Merci, Pete. Assieds-toi, je t’en prie.
– Merci. Bonjour, Amanda.
Beck lui adresse un signe de tête. Pete ne la connaît pas vraiment. Elle a vingt ans de moins que lui, mais avec ses traits tirés et sa nervosité incontrôlable, l’inspectrice fait plus que son âge. C’est une fille ambitieuse, elle craint probablement qu’on lui retire l’affaire. Un point sur lequel Pete pourrait la rassurer : ce briscard de Lyons en est capable, mais pas pour la lui confier à lui.
Malgré leur différence de niveau hiérarchique, Lyons et Pete ont à peu près le même âge. Ce dernier est entré dans la police un an avant, sa carrière est jalonnée de distinctions honorifiques. Dans une autre dimension, la position de ces deux-là aurait été inversée, devrait l’être même. Mais Lyons a toujours eu les dents qui rayaient le plancher, alors que Pete, conscient que la promotion entraîne son lot de drames et de conflits, n’a jamais souhaité grimper les échelons au-delà de sa position actuelle. Et c’est ce que Lyons a gardé en travers du gosier, Pete le sait très bien. Quand on a couru après les galons avec autant d’acharnement que Lyons, rien n’est plus irritant que d’avoir à collaborer avec un collègue qui aurait pu les décrocher facilement mais qui semblait ne pas les vouloir.
– Tu es au courant de la disparition de Neil Spencer ? commence Lyons.
– Oui, j’ai participé à la fouille du terrain vague le premier soir.
Lyons le dévisage, peut-être pour jauger s’il s’agit d’une critique.
– J’habite à côté, ajoute Pete.
Lyons aussi vit dans les parages, mais il n’est pas sorti patrouiller cette nuit-là. Au bout de quelques secondes, il finit par acquiescer : Pete a ses raisons, surtout dans les cas de disparition d’enfant.
– T’es au courant des derniers développements ?
Au courant de l’absence de développement. Non, ce serait mal interprété, et Beck ne mérite pas ça. Pour ce qu’il en a vu, Beck a lancé tout ce qu’elle pouvait. Et surtout, elle a intimé l’ordre à ses officiers de ne pas charger les parents. Pete a apprécié.
– Neil n’a pas été retrouvé, malgré les recherches intensives.
– Ta théorie ?
– Je n’ai pas suivi d’assez près pour en avoir une.
– Ah bon ? Tu viens de nous dire que tu étais sur le terrain dès le premier soir.
– Oui, je pensais qu’on le retrouverait.
– Parce que maintenant, c’est foutu ?
– Je ne sais pas. J’espère que non.
– Je croyais que tu t’intéresserais à cette affaire, compte tenu de ton histoire.
Première allusion.
– Ma propre histoire me donne peut-être des raisons de ne pas m’y intéresser.
– Je peux comprendre. C’était dur pour nous tous.
Lyons joue la sympathie mais Pete sait qu’il existe une autre source de ressentiment entre eux deux. C’est lui qui avait résolu la plus grosse affaire des cinquante dernières années, alors que Lyons en avait la charge.
Lyons les avait jetés dans cette spirale.
– Tu es le seul à qui Frank Carter acceptera de parler.
Nous y sommes.
Pete n’a pas entendu ce nom depuis un moment, il aurait pu en avoir un choc. Mais non, cela achève juste la remontée à la surface de cette sensation qui rampe en lui depuis le début. Frank Carter. L’homme qui a kidnappé et assassiné cinq garçons de Featherbank il y a vingt ans. L’homme que Pete a coffré. Son seul nom évoque l’horreur. Pete a toujours eu l’impression qu’il fallait éviter de le prononcer. Comme si par une sorte de malédiction le monstre apparaissait dans son sillage. Pis encore, le surnom que lui ont donné les journaux. L’Homme aux murmures. Basé sur le fait que Carter s’était lié d’amitié avec ses victimes, des enfants vulnérables et négligés, avant de les enlever. Il serait venu murmurer sous leurs fenêtres, de nuit. Un surnom que Pete s’est toujours refusé à utiliser.
Il se fait violence pour rester assis en face de Lyons.
Tu es le seul à qui il acceptera de parler.
– Oui.
– Et pourquoi d’après toi ? demande Lyons.
– Il aime me narguer.
– À propos de quoi ?
– De ce qu’il a fait. De ce que je n’ai jamais trouvé.
– Il ne te l’a toujours pas dit ?
– Non.
– Alors pourquoi continuer de lui parler ?
Pete hésite. C’est une question qu’il s’est posée à de nombreuses reprises ces dernières années. Il redoutait les rencontres, réprimait tant bien que mal l’angoisse qui montait en lui chaque fois qu’il s’asseyait dans le parloir de la prison, anticipant les saillies de Carter. Il en ressortait brisé, avec une déprime qui pouvait durer des semaines entières. Avec des jours de tremblements incontrôlés, des soirées à lutter encore plus férocement contre la bouteille. Carter hantait ses nuits de son ombre massive, malveillante, au point de le faire hurler pendant son sommeil. Chaque rencontre avec cet homme le démolissait un peu plus.
Et pourtant Pete continue d’y aller.
– J’espère qu’il dérapera un jour… qu’il me révèlera un détail important par accident, explique-t-il prudemment.
– Comme l’endroit où il a abandonné le petit Smith ?
– Oui.
– Toujours rien sur son complice ?
Pete ne répond pas.
Il y a vingt ans, les restes des corps de quatre garçons ont été retrouvés au domicile de Carter, mais pas celui de Tony Smith, sa dernière victime. Aucun doute sur sa culpabilité dans les cinq meurtres, Carter ne les a jamais niés. Mais quelques incohérences subsistent malgré tout. Rien qui puisse exonérer l’homme, juste des zones d’ombre qui effilochent l’enquête. Pour l’un des enlèvements, Carter avait un alibi, sans que cela rende sa participation totalement impossible. Certains témoins ont décrit un autre individu. Les preuves médico-légales relevées au domicile de Carter étaient écrasantes, une quantité de témoignages concrets et fiables convergeaient, mais le doute que le monstre n’ait pas agi seul était toujours resté.
Pete ne se souvient plus d’avoir partagé ce doute, la plupart du temps il fait de son mieux pour ignorer cette éventualité. Mais c’est précisément pourquoi Lyons l’a convoqué. Quand on doit affronter l’horreur, autant braquer la lumière dessus et s’en débarrasser ensuite. Pete décide de crever l’abcès :
– De quoi s’agit-il, superintendant ?
Lyons hésite, puis se lance.
– Cela ne doit pas sortir de ces quatre murs, c’est clair ?
– Parfaitement clair.
– D’après les enregistrements vidéos, Neil Spencer s’est dirigé vers le terrain vague, puis a disparu. Les recherches n’ont rien donné sur aucun des itinéraires qu’il a pu emprunter. Il n’a pas d’amis, aucune autre famille que ses parents. On est donc obligés de considérer d’autres options. Beck ?
Amanda Beck semble reprendre vie. Elle paraît sur la défensive.
– Aucune option n’a été écartée. Nous avons mené les enquêtes de porte à porte, et les interrogatoires des délinquants répertoriés. Rien pour l’instant.
Il y a forcément davantage à en tirer, songe Pete.
– Mais ? demande-t-il.
– Mais j’ai réinterrogé les parents il y a une heure, au cas où ils auraient omis un élément, reprend Amanda. La mère s’est souvenue de quelque chose. Elle pensait que c’était stupide.
– Quoi donc ?
Pete pose la question, mais il connaît la réponse. Pas forcément dans sa forme exacte, mais proche. Tout au long de cette entrevue, les pièces d’un nouveau cauchemar se sont mises en place pour former une image fixe.
Un petit garçon a disparu.
Frank Carter.
Un complice.
Beck apporte la pièce finale :
– Il y a quelques semaines, Neil a réveillé sa mère au milieu de la nuit pour dire qu’il y avait un monstre à sa fenêtre. Ses rideaux étaient ouverts, comme s’il avait vraiment regardé dehors… Il n’a vu personne, mais une voix lui murmurait des paroles.