J’ouvre aussitôt. L’homme est là, la mine contrite. Vu de près, il est encore plus nabot.
– Je suis navré de vous déranger, je n’étais pas certain que la maison soit occupée, dit-il d’une voix aussi formelle que sa mise démodée.
La meilleure façon de s’en assurer, c’est de sonner à la porte avant, pauvre naze.
– Elle l’est. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
– Hum… C’est une requête assez inhabituelle, j’en conviens mais… j’ai grandi dans cette maison. C’était il y a longtemps je vous l’accorde, cependant j’ai beaucoup de souvenirs et…
J’attends qu’il poursuive son petit discours, mais ça ne vient pas.
– Et ?
Il reste planté là, dans l’expectative, comme si ses explications étaient suffisantes, et que ce soit déplacé voire impoli de ma part d’insister pour qu’il crache la suite. Mais je craque le premier.
– Vous voulez entrer faire un tour, c’est ça ?
– Oui ! s’exclame-t-il. Je vous impose ma présence, j’en suis terriblement conscient, mais j’apprécierais beaucoup. Cette maison abrite des souvenirs très chers, voyez-vous.
De nouveau, je trouve sa voix et ses expressions d’une formalité excessive, presque risible, mais l’idée que ce type entre chez moi me porte sur les nerfs. Il est si propre sur lui, avec des manières si obséquieuses, qu’on croirait un rôle endossé. Et malgré son apparente bonhomie, l’homme ne m’inspire pas, semble dangereux. Je l’imagine parfaitement en train de poignarder un innocent en se délectant.
– Malheureusement, c’est impossible.
Ses belles manières s’envolent, l’agacement se lit sur son visage. Ce type n’a pas l’habitude qu’on lui refuse quoi que ce soit, on dirait.
– Mon Dieu, et pourquoi ?
– Nous venons d’emménager, il y a des cartons partout.
– Je comprends. Une autre fois alors ?
– Non. Je ne laisse jamais entrer d’inconnus chez moi.
– C’est très… décevant.
– Vous étiez en train de forcer ma porte de garage.
– Pas du tout, je vous assure ! Je vous cherchais ! s’indigne-t-il.
– Vous me cherchiez dans un garage verrouillé par un cadenas ?
– J’ignore ce que vous avez cru voir, mais c’est une regrettable erreur. Quel dommage. J’espère que vous changerez d’avis.
– Non.
– Dans ce cas, je suis désolé de vous avoir dérangé, achève-t-il en tournant les talons.
Je me souviens alors des lettres reçues et décide de le suivre dans l’allée.
– Vous êtes M. Barnett ?
Il s’arrête, me fixe d’un œil sombre, son expression a radicalement changé. Malgré notre différence de taille, c’est moi qui pourrais être intimidé à présent.
– Je crains que non. Au revoir.
Et il s’éloigne d’un pas rapide, sans ajouter un mot. Je le suis sur quelques mètres, puis renonce. Le soleil tape mais je frissonne.
Le rangement de la maison m’a tellement accaparé que je n’ai encore jamais mis les pieds au garage. Il faut avouer que ce n’est pas le coin le plus attractif de la propriété : deux portes bleues en tôle ondulée à peine jointives, des murs plus très blancs, dont l’un est percé d’une fenêtre crasseuse. Les mauvaises herbes poussent tout autour. L’agent immobilier m’a signalé la présence d’amiante dans le toit, je serai donc obligé de faire appel à une société pour le démolir. Des frais supplémentaires, mais la structure chancelle, prête à s’effondrer comme un vieil ivrogne instable.
Le cadenas résiste quand je tourne la clé dans la serrure, le battant de porte grince sur ses gonds quand je le pousse.
C’est le choc en entrant. Incrédule, je contemple le spectacle : ce n’est pas un garage mais un dépotoir à cochonneries. J’étais pourtant persuadé que Mme Shearing avait engagé des déménageurs pour vider la maison et jeter le tout à la décharge. À l’évidence, elle s’est économisé cette dernière dépense : les vieilleries sont ici, couvertes de poussière et de moisissure. Il y a des cartons entassés, ceux du dessous, ramollis par l’humidité, ploient sous la pile. Des tables, des chaises, jetées pêle-mêle, forment un puzzle en 3D. Un matelas couvert de taches brunes est appuyé contre le mur du fond. En l’observant bien, on pourrait imaginer la carte d’un monde perdu. Un barbecue noirci gît dans un coin.
En soulevant un pot de peinture de la pointe du pied, je découvre une énorme araignée. J’avoue n’en avoir jamais vu d’aussi dodue. La créature remue placidement, à peine dérangée.
Super, merci, madame Shearing.
J’ouvre le carton le plus proche pour y jeter un coup d’œil. À l’intérieur, des guirlandes de Noël décolorées, des boules ternies, qui ressemblent à des bijoux sur le dessus.
L’une d’entre elles me saute à la figure.
– Aaah !
Je manque de tomber à la renverse en glissant sur un petit tas de feuilles. La chose vole vers le plafond, tournoie, puis se cogne contre le carreau grisâtre.
Poc, poc, poc. Des petites collisions toutes légères.
C’est un papillon d’une espèce inconnue. Il est vrai que mes connaissances en la matière ne vont pas au-delà de la piéride du chou et de la petite tortue.
Je m’approche du papillon, qui continue de percuter la vitre. Au bout de plusieurs secondes, il se pose sur le rebord crasseux, les ailes déployées. Il est aussi large que l’araignée, et incroyablement coloré. Du jaune, du vert, des pointes de violet. Un papillon magnifique.
Il y en a trois autres sur la guirlande, mais ceux-ci ne bougent pas, peut-être sont-ils morts. J’en remarque un cinquième sur le côté de la boîte éventrée. Les ailes de celui-là s’agitent lentement comme si elles respiraient.
Je n’ai aucune idée du cycle de vie de ces créatures, et si elles sont ici depuis longtemps. Ce qui est certain, c’est qu’elles n’ont guère d’espoir dans ce taudis, sauf à servir de repas pour l’araignée. Un besoin urgent de perturber cet écosystème me gagne. J’attrape le carton du haut pour l’approcher de la porte, puis je souffle sur les papillons. Aucune réaction. J’en fais autant sur celui de la fenêtre, mais il est toujours aussi borné. Malgré leur taille et leurs couleurs, ces papillons semblent sur le point de tomber en poussière. Ce que je ne veux pas provoquer.
– J’ai fait ce que je pouvais, les gars !
Tant pis. Et moi, je n’ai plus rien à faire dans ce garage, sauf à le vider. Une activité à ajouter à ma liste, mais au moins elle n’est pas prioritaire.
Qu’est-ce qui pouvait bien intéresser mon visiteur dans ce bric-à-brac ? Je me demande s’il disait la vérité ou si j’ai cauchemardé.
Je referme en laissant les papillons à l’intérieur. C’est remarquable qu’ils aient survécu dans des conditions aussi inhospitalières. Une réflexion qui me conduit à établir un parallèle avec notre situation, à Jake et moi. Je pige alors un truc.
Les papillons n’avaient pas le choix.
C’est le propre de tout être vivant, même dans les pires circonstances il continue de vivre.