15

La pièce est petite mais entièrement peinte en blanc, ce qui crée une sensation d’espace infini. Un horizon sans mur. Un lieu hors du temps et des barrières. Celui qui surveille derrière la caméra doit avoir l’impression d’une scène de science-fiction, la personne observée flotte dans le vide.

Pete est assis d’un côté de la table. Quand il passe le doigt sur le bois blanc, on entend un léger couinement. Tout est propre, lustré, aseptisé.

À nouveau le silence.

Il attend.

Si on doit affronter une épreuve terrible, le mieux est de s’en débarrasser au plus vite, aussi désagréable soit-elle. Au moins, on n’endure pas les affres de l’anticipation. Frank Carter l’a compris. Pete est venu lui rendre visite au moins une fois par an depuis son incarcération, et l’homme l’a toujours laissé poireauter. Pour des raisons diverses, des petits incidents organisés. Une déclaration implicite pour montrer qui contrôle qui. Pete est pourtant celui qui repart après l’entretien, il devrait être rassuré, mais non, il ne l’est jamais. Il est un divertissement pour Carter, une distraction. Un seul des deux détient tout ce que l’autre attend, et ils le savent.

Alors Pete attend comme un bon garçon.

La porte en face de lui s’ouvre enfin. Deux surveillants entrent et viennent se placer en faction de chaque côté. Le couloir est vide. Comme toujours, le monstre prend son temps.

L’habituelle sensation de malaise le gagne à l’approche du moment fatidique. Accélération du pouls. Il ne prépare plus ses questions pour ce genre de face-à-face. Les mots s’échappent de son esprit comme des oiseaux effrayés. Il s’oblige à rester calme, à figer les expressions de son visage. Son corps est courbaturé à cause de l’entraînement de ce matin.

Carter arrive.

Il est en tenue carcérale bleu pâle, les chevilles et les poignets entravés, son crâne rasé et sa barbichette rousse n’ont pas changé. Il redresse la tête. Avec son mètre quatre-vingt-dix et plus de cent kilos, le colosse est déjà une force de la nature, mais il ne manque jamais une occasion de se montrer encore plus massif.

Deux gardes l’escortent jusqu’à la chaise placée de l’autre côté de la table. Puis les quatre surveillants ressortent en laissant Pete seul. Le bruit de la porte qui se ferme est on ne peut plus sinistre.

Carter le fixe d’un air narquois.

– Bonjour, Pete.

– Bonjour Frank. La forme, on dirait.

– Plutôt. Je profite bien, dit-il en se tapotant l’estomac. Très bien, même.

En effet. À chaque visite, Pete est surpris de constater combien Carter jouit de son incarcération. Sa condition physique est florissante, il passe du temps en salle de sport. Ses années de prison l’ont sculpté, adouci aussi d’une certaine façon. Il a l’air épanoui. Assis les jambes écartées, un bras accoudé au dossier de sa chaise, il a tout d’un roi siégeant sur son trône en train de jauger son courtisan. En dehors de ces murs, c’était un dangereux animal agressif en guerre contre le monde entier ; ici, dans sa cage, avec son statut de célébrité et sa coterie de flagorneurs, il a trouvé une niche pour se détendre.

– Je vous trouve bonne mine aussi, Pete. On dirait que vous mangez sainement, et que vous vous entretenez. Et la famille, ça roule ?

– Aucune idée. La vôtre ?

Le visage de Carter s’assombrit. C’est toujours une erreur de provoquer ce genre d’homme, mais la tentation est irrésistible, évoquer Jane Carter et son fils est facile. Pete n’a pas oublié son regard pendant la vidéo du témoignage de Jane, au procès. Carter croyait sans doute qu’elle serait trop terrorisée et brisée pour oser retirer l’alibi qu’elle lui avait fourni. Son expression est la même qu’au procès, maintenant. Il est peut-être comme un coq en pâte ici, mais sa haine envers sa famille ne s’est jamais atténuée.

– Vous savez quoi, Pete, dit-il soudain en se penchant vers lui, j’ai fait un très beau rêve cette nuit.

– Vraiment, Frank ? grimace Pete. Pas sûr d’avoir envie de l’entendre.

– Si, si, vous avez envie ! Beaucoup, même. Le garçon était là. Le petit Smith. Au début, je n’étais pas sûr que ce soit lui, ces petits salopards sont tous les mêmes, non ? N’importe lequel fait l’affaire. Comme son T-shirt lui recouvrait la tronche, je ne voyais pas bien, mais c’est comme ça que je les aime. C’était bien lui. Je me souviens parfaitement de ce qu’il portait, n’est-ce pas ?

Pantalon de sport bleu marine. Polo noir.

Pete ne répond pas.

– J’entendais chialer, mais ça ne venait pas du moutard. Entre nous, ça faisait longtemps qu’il avait dépassé ce stade. Non, les pleurnicheries arrivaient de derrière. Alors je tournais la tête, et ils étaient là, le père et la mère. Ils avaient vu ce que je faisais à leur môme. C’est eux qui chialaient. Comment ils s’appellent, déjà ?

Pete ne répond pas.

– Miranda et Alan, oui, reprend Carter, satisfait. Je me souviens, vous étiez assis à côté d’eux pendant le procès.

– Exact.

– Donc, Miranda et Alan pleuraient à chaudes larmes en me regardant. Dis-nous où tu l’as mis, qu’ils suppliaient. J’avoue que c’était un peu pathétique, et ça m’a fait penser à vous, Pete. Parce que je me suis dit : Pete aussi voudrait savoir, il va bientôt me demander un rendez-vous. Pete est un ami, n’est-ce pas ? Je dois l’aider. Alors, j’essayais de me repérer pour retrouver le môme. Parce que je n’ai jamais réussi à m’en souvenir, n’est-ce pas, Pete ?

– Exact.

– Et là, il s’est passé un truc incroyable dans mon rêve.

– Ah oui ?

– Complètement dingue. Vous savez quoi ?

– Vous vous êtes réveillé.

Carter éclate de rire en applaudissant des deux mains. Le métal de ses menottes cliquette. Quand il reprend la parole, l’étincelle de ses yeux s’est rallumée.

– Vous me connaissez trop bien, Pete ! Oui, je me suis réveillé. Dommage, n’est-ce pas ? Miranda et Alan, et vous aussi, serez obligés de chialer encore longtemps.

Pete refuse de mordre à l’hameçon.

– Vous avez remarqué quelqu’un d’autre dans votre rêve ?

– Qui par exemple ?

– Je ne sais pas. Quelqu’un qui vous aiderait, par exemple.

Trop frontal, mais comme toujours Pete tend une perche afin d’observer la réaction de Carter. Sur la question d’un éventuel complice, il a toujours louvoyé et jamais rien lâché : il s’amusait, affichait son ennui profond ou niait catégoriquement.

Aujourd’hui, sa réaction est différente, elle s’assortit d’un petit plus.

Il sait pourquoi je suis là.

– Je me suis demandé combien de temps se passerait avant votre visite, Pete, susurre Carter. Un autre petit garçon a disparu, c’est à nouveau le branle-bas de combat. Je suis surpris que ça ait pris si longtemps.

– Vous avez refusé de me voir.

– Moi ? Refuser une visite à mon cher ami Pete ? Impossible ! Il y a sûrement eu un problème. L’administration de nos jours, c’est plus ce que c’était… Ils sont nuls ici.

– C’est bon, Frank. Vous n’êtes pas non plus une priorité. Ça fait un moment que vous avez été condamné, on est certains que vous n’êtes pas suspect dans cet enlèvement.

– Pas moi, non. C’est vous qui revenez toujours vers moi, j’ai pas raison ? Tout finit toujours là où ça commence.

– Ce qui signifie ?

– C’est pourtant clair. Vous vouliez me demander quoi, déjà ?

– Dans votre rêve, Frank, y avait-il quelqu’un d’autre ?

– Peut-être. Les rêves s’envolent trop vite, c’est bête, hein ?

Pete réfléchit. Il était facile pour Carter d’entendre parler du petit Spencer. Mais est-il pour autant au courant d’une info ? Ce qui est certain, c’est qu’il se délecte de la situation présente. Encore un jeu pour se rendre important.

– Beaucoup de choses partent en fumée, répond Pete. La notoriété, par exemple.

– Pas ici.

– Mais à l’extérieur, si. Les gens vous ont oublié, Frank.

– Je suis sûr que non.

– Vous ne faites plus la une des journaux. Vous savez combien de quotidiens ont parlé de vous il y a deux mois, quand ce petit garçon a disparu ?

– Je vous écoute, Pete.

– Aucun.

– Finalement, je devrais accorder mes interviews aux journalistes et aux universitaires qui se bousculent au portillon, ricane-t-il.

Pete est frappé par la futilité de cette conversation. Il est en train de se fatiguer pour du vent, Carter ne sait rien, et cela se finira comme à chaque fois, au fond du trou pendant des jours, en chien de faïence avec la bouteille sortie du placard.

– Peut-être, oui, répond-il en se levant. Au revoir, Frank.

– Ils aimeraient sûrement que je leur parle des murmures.

Pete s’arrête, main sur la poignée. Un frisson lui parcourt l’échine.

Les murmures.

Neil Spencer a dit à sa mère qu’un monstre murmurait à sa fenêtre, or ce détail n’a jamais été rendu public. Carter pourrait bluffer, mais il affiche un air triomphal, comme s’il venait d’abattre une carte maîtresse.

Carter le fixe de son regard énigmatique. L’hameçon est planté, il n’a plus qu’à tirer sur la ligne. Pete est convaincu que sa remarque n’est pas le fait du hasard.

Ce fils de pute sait.

Mais comment ?

Rester calme, sinon Carter en profiterait encore plus, il s’est déjà suffisamment amusé comme ça.

Ils aimeraient sûrement que je leur parle des murmures.

– Qu’est-ce que vous voulez dire par là, Frank ?

– Le môme a vu un monstre à la fenêtre, non ? Un méchant monstre qui lui parlait. Qui lui parlait… très… doucement.

Pete lutte contre le vent de frustration qui tourbillonne en lui. Carter sait. Le petit garçon a disparu. Il faut le retrouver.

– Comment le savez-vous ?

– Ah ! C’est une autre histoire, Pete.

– Je vous écoute.

Carter sourit. Le sourire d’un homme qui n’a rien à perdre.

– D’accord, mais c’est donnant donnant.

– Vous voulez quoi ?

– Amenez-moi ma famille, dit-il d’une voix où pointe la haine.

– Votre famille ?

– La salope et son petit enculé. Amenez-les ici et donnez-moi cinq minutes avec eux.

Pete se sent soudain submergé par la rage et la folie de l’homme. Puis Carter rejette la tête en arrière, agite les chaînes de ses poignets et explose d’un rire sinistre.