À moi d’assurer ma part de responsabilité, sachant qu’il est quatre heures du matin, que je suis crevé, affolé, avec l’esprit embrumé, et que mon histoire manque cruellement de détails. Mais Jake est impliqué, je le dois.
C’est à partir de ce moment-là que tout commence à dérailler.
Quand je suis revenu à la maison, j’ai trouvé Jake prostré en bas de l’escalier, le visage enfoui dans ses genoux. J’étais suffisamment calmé pour m’occuper de lui, je l’ai donc porté jusqu’au canapé du salon où il s’est fait tout petit, loin de moi. Il refusait toujours de parler.
Dix minutes après mon coup de téléphone, deux policiers sont arrivés. Je les ai invités à entrer au salon. Jake n’a pas bougé quand je me suis rassis près de lui. La distance entre lui et moi sautait aux yeux, j’en étais conscient, et les policiers aussi, forcément.
Un homme et une femme, polis, qui tirent des têtes de circonstance, mais la policière semble intriguée par le comportement de Jake. On dirait qu’elle s’inquiète, et pas seulement à cause de ce que je leur raconte.
– Jake a-t-il déjà fait des crises de somnambulisme ? demande le policier.
– C’est déjà arrivé, mais pas souvent, et il se contentait d’aller jusqu’à ma chambre. Il n’a jamais descendu l’escalier comme aujourd’hui.
Et ça, c’est dans l’hypothèse où il s’agit d’une crise de somnambulisme. Sur le coup, j’avais été rassuré qu’il choisisse de ne pas ouvrir la porte, mais maintenant que j’y réfléchis, je n’en suis plus si sûr. Bon Dieu, mon fils me détesterait-il à ce point-là ?
L’officier prend des notes dans un carnet.
– Vous pouvez décrire l’individu ?
– Non. Il était déjà loin quand je l’ai repéré. Le champ était trop sombre.
– Aucune idée de sa stature ? Des vêtements qu’il portait ?
– Non. Désolé.
– Vous êtes sûr que c’était un homme ?
– Oui, j’ai entendu sa voix.
– Ce n’est pas Jake qui parlait tout seul ?
Le policier regarde mon fils, qui continue d’ignorer tout ce qui se passe autour de lui.
– Ça arrive souvent chez les enfants, insiste le policier.
Une perche que je préfère ne pas saisir.
– Il y avait vraiment quelqu’un, j’ai vu des doigts dans la fente de la boîte aux lettres. Et je l’ai entendu. C’était la voix d’un adulte qui essayait de convaincre Jake d’ouvrir la porte. Il poussait de l’autre côté, aussi. Bon Dieu, je n’ose même pas imaginer ce qui serait arrivé si je ne m’étais pas réveillé.
La réalité de la situation se déverse sur moi comme une douche glacée. Je revois la scène, je mesure à quel point on est passés à deux doigts de la catastrophe. À l’heure qu’il est, Jake pourrait être loin de la maison. Je l’imagine disparu, avec les deux policiers assis en face de moi, et je suis soudain anéanti. Malgré son attitude déconcertante, je voudrais prendre Jake dans mes bras, le protéger, le serrer contre moi. Mais je ne peux pas, il ne voudra jamais.
– Comment Jake s’est-il procuré les clés ?
– Je les range dans mon bureau, la pièce en face de la porte d’entrée. C’est une erreur que je ne referai pas.
– Ce serait plus sage en effet.
– Jake, tu nous racontes ce qui s’est passé ? intervient alors la policière en lui souriant.
Jake refuse en secouant la tête.
– Tu ne peux pas ? Pourquoi es-tu descendu devant la porte, mon grand ?
Jake lève une épaule, s’écarte encore un peu plus de moi. La policière l’encourage du regard, se penche vers lui. Je m’empresse alors de combler le vide :
– Hier, un homme est venu chez moi. Il traînait devant mon garage, il avait un comportement bizarre. Quand je l’ai obligé à me dire ce qu’il faisait, il a prétendu qu’il avait vécu ici.
– Comment l’avez-vous « obligé » à vous le dire ? demande le policier.
– Il est venu devant ma porte.
– Vous pouvez le décrire ?
Je m’exécute. L’intérêt du policier diminue sensiblement quand il comprend que mon visiteur s’est présenté spontanément. J’ai du mal à expliquer combien le type me mettait mal à l’aise, et que, même si son attitude n’avait rien de menaçant, je lui trouvais pourtant un comportement suspect, sinon dangereux.
– Neil Spencer, cela me revient d’un coup.
Le policier redresse la tête.
– Pardon ?
– Je crois que c’était son nom. On vient d’emménager. Un petit garçon a disparu juste avant l’été, n’est-ce pas ?
Les deux policiers échangent un regard.
– Que savez-vous de Neil Spencer ? me demande le policier.
– Rien. C’est l’institutrice de Jake qui m’en a parlé. Je voulais regarder sur Internet, mais la soirée a été… agitée. J’ai travaillé.
Et je ne veux pas aborder la dispute avec Jake. Bien sûr, ce n’était pas non plus le truc à prononcer ce soir, en plus de ce que je n’aurais pas dû écrire et que Jake n’aurait pas dû lire. Je le sens se recroqueviller encore plus.
– Ce qui s’est passé ce soir est inquiétant, j’ajoute.
– Monsieur Kennedy…
– Vous n’avez pas l’air de me croire.
– Ce n’est pas ça, monsieur Kennedy, on travaille avec ce qu’on a. Nous vous prenons au sérieux, votre plainte sera enregistrée, mais compte tenu de ce que vous venez de raconter, il n’y a quasiment rien à faire pour l’instant. Je vous conseille de garder les clés hors de portée de votre fils, et de respecter des règles de sécurité élémentaires. Surveillez les alentours, n’hésitez pas à nous recontacter si vous observez quoi que ce soit d’inhabituel près de chez vous.
OK. Compte tenu de ce qui vient de se passer – un sale type a essayé d’enlever mon fils – sa réponse est loin d’être satisfaisante. Je m’en veux, j’en veux aussi à Jake parce que j’essaye de l’aider, merde ! Dans deux minutes, les policiers repartiront, il n’y aura plus que lui et moi. Seuls. Aucun de nous deux n’étant prêt à vivre avec l’autre.
– Monsieur Kennedy, il n’y a que vous et Jake dans cette maison ? Sa mère vit ailleurs ? demande la policière.
– Sa mère est morte.
C’est sorti d’un trait, je l’ai dit sans prendre de gants. La policière sursaute.
– Oh. Désolée.
– C’est juste que… C’est dur. Et ce que nous venons de vivre ce soir m’a fait peur.
Jake choisit ce moment précis pour renaître à la vie, lui aussi animé par la colère peut-être. À cause de ce qu’il a lu, de la façon dont je viens de parler de sa mère. Il se déploie et, lentement, reprend une position assise, me regarde enfin, le visage inexpressif. Quand il parle, c’est d’une voix rauque, surnaturelle, qui sonne bien plus vieille que la sienne.
– Je veux te faire peur, dit-il.