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– Est-ce qu’ils l’ont trouvé, papa ? me demande Jake.

La question de mon fils me coupe net dans mon va-et-vient. Nous attendons la déposition que doit me faire signer Amanda Beck.

Jake est assis dans un fauteuil trois fois grand comme lui, jambes pendantes, une brique de jus de fruits non entamée posée près de lui. Cadeau de Dyson à notre arrivée au commissariat. Il devait aussi me rapporter un café, mais ça fait déjà vingt minutes qu’il est parti le chercher. Jake n’a pas ouvert la bouche jusque-là. J’arpentais la salle d’attente pour meubler le silence.

Est-ce qu’ils l’ont trouvé, papa ?

Je m’agenouille devant lui.

– Oui, ils ont trouvé l’homme qui est venu chez nous cette nuit.

– Non, pas lui.

Le garçon dans la terre.

Je dévisage mon fils, lui me regarde sans crainte ni inquiétude particulières. C’est incroyable qu’il prenne tout ce qui arrive avec autant de flegme, comme si c’était parfaitement normal. Comme si on parlait d’un garçon jouant à cache-cache, et non pas d’un squelette enterré depuis je ne sais quand dans notre garage, et dont il ne peut avoir la moindre idée. On ne devrait pas être en train de parler de ça. Pas ici.

Ma déposition était honnête mais incomplète. Je n’ai pas mentionné les dessins de papillons ni le fait que Jake évoquait le garçon dans la terre. Pourquoi je me suis abstenu, je l’ignore, sauf que je ne le comprenais pas moi-même et que je souhaitais protéger mon fils. Tout ce bazar doit peser sur les épaules d’un adulte, non sur celles d’un enfant de sept ans.

– Oui, Jake, lui. OK ? C’est sérieux.

Il réfléchit quelques secondes avant de répondre :

– D’accord, papa.

– On parlera de l’autre truc plus tard… Mais oui, ils l’ont trouvé.

Je l’ai trouvé.

– Tant mieux. Il me faisait un peu peur, dit Jake.

– Je sais.

– Mais je ne crois pas qu’il le faisait exprès. Il s’ennuyait, il avait mal aussi, c’est pour ça qu’il était parfois méchant avec moi. Mais s’ils l’ont trouvé, il ne sera plus tout seul maintenant. Il va pouvoir rentrer chez lui. Et redevenir gentil.

– Tu as trop d’imagination, Jake.

– Non, c’est vrai.

– On en parle plus tard, OK ?

Je lui lance mon regard appuyé qui signifie « le sujet est clos ». En général, cela ne sert à rien, moins d’une minute plus tard l’un de nous deux finit par s’énerver, mais pas aujourd’hui. Jake acquiesce. Il agite les pieds, attrape sa brique de jus et plante la paille pour boire, sans plus se soucier du reste du monde.

Une porte s’ouvre. Dyson entre avec deux tasses de café. Beck le suit juste derrière, une liasse de papiers à la main. Elle a l’air aussi épuisée que moi. L’air d’une femme qui a un million de trucs à régler et qui entend s’en occuper elle-même.

– Je suis désolée qu’on vous ait fait attendre, monsieur Kennedy… Oh, tu dois être Jake, n’est-ce pas ?

Mon fils continue de siroter son jus d’orange.

– Jake, tu peux dire bonjour, s’il te plaît ?

– Salut.

– Pardon. La journée a été longue.

– Ne vous en faites pas, je comprends, me répond Beck. Tout ceci doit être bien étrange pour lui… Jake, tu es déjà venu dans un commissariat de police ?

Elle ne semble pas très à l’aise face à un enfant. Jake secoue la tête, mais n’ouvre pas la bouche.

– Première et dernière fois, j’espère. Monsieur Kennedy, j’ai votre déposition. Merci de relire avant de la signer. Voici votre café.

Dyson me tend enfin la tasse. Je vérifie rapidement le document. J’avais parlé de Norman Collins, de ce que m’avait raconté Mme Shearing sur Dominic Barnett, et de l’homme qui murmurait dans la fente de ma boîte aux lettres. Tout ceci m’avait intrigué au point de vouloir jeter un coup d’œil dans le garage, pour me faire une idée sur ce que cherchait Collins. Je concluais par ma trouvaille sous les briques.

Jake termine son jus en aspirant bruyamment le fond avec la paille. Je signe.

– Je crains que vous ne puissiez pas dormir chez vous ce soir, dit Beck.

– D’accord.

– Et demain non plus. Mais nous avons un logement pour vous deux. Dans une maison sécurisée près d’ici.

Je repose le stylo.

– Pourquoi « sécurisée » ? On en a besoin ?

– Non, elle est disponible, c’est tout. Mon collègue Pete Willis vous expliquera. Il devrait arriver d’une minute à… Tenez, le voici.

La porte s’ouvre.

– Pete, je te présente Tom et Jake Kennedy, lance aussitôt Beck.

Je regarde celui qui vient d’entrer, tout disparaît autour de moi. Cela fait si longtemps. On dirait que les années ont glissé sur lui, il est plus mince, et en meilleure forme que dans mes souvenirs. Les adultes changent moins que les enfants. Mon cœur le reconnaît, et un déferlement de souvenirs resurgit dans ma tête.

Il me reconnaît aussi. Bien sûr. Et il a eu le temps de se préparer à cette rencontre. Il s’approche, professionnel, formel, je dois être le seul à remarquer l’expression maladive de son visage.

Bris de glace.

Ma mère crie.

– Monsieur Kennedy, me dit mon père.