Les petites victoires décrochées les jours difficiles, on s’y cramponne, songe Amanda en venant se rasseoir en face de Norman Collins. Après l’horreur de la veille et la sensation d’échec pour ne pas avoir trouvé Neil à temps, elle est prête à en découdre. Les petites victoires sont souvent les seules qu’on décroche.
– Pardon pour cette interruption, Norman. Reprenons, s’il vous plaît.
– Oui, qu’on en finisse.
Collins la fixe avec un petit sourire mielleux, ce qui ne la surprend pas. Dès le premier regard, elle a compris ce que Pete voulait dire sur ce genre de type qu’on n’a pas envie de croiser, qui vous donne instinctivement envie de passer sur l’autre trottoir. Son allure trop formelle s’apparente à un déguisement, une tentative pour gagner en respectabilité, mais qui échoue à cacher ce qu’il y a en dessous. Tout dans ses manières trahit un sentiment de supériorité, de suffisance à l’égard d’autrui.
Après vingt minutes d’interrogatoire, et une réponse à chaque question posée, il affichait toujours cette condescendance. Quand Steph était entrée dans la salle, Amanda avait annoncé une pause.
Maintenant que le magnéto est rallumé, l’interrogatoire reprend. Collins pousse un soupir théâtral. Amanda jette un coup d’œil sur la feuille qu’elle a apportée. Cela va être un plaisir de lui faire ravaler sa morve.
La mise en bouche d’abord.
– Monsieur Collins, par souci de clarté, résumons rapidement. En juillet dernier, vous êtes allé voir Victor Tyler au centre pénitentiaire Whitrow. Quel était l’objet de cette visite, s’il vous plaît ?
– Je m’intéresse au crime. Mon expertise est même reconnue dans certains cercles. Je voulais échanger avec M. Tyler sur ses crimes. Je suis sûr que la police en a fait autant.
Sûrement pas de la même façon, pense Amanda.
– Est-ce que vous avez parlé de Frank Carter ?
– Non.
– Étiez-vous conscient que Tyler et Carter sont amis ?
– Non.
– C’est étrange, pour un expert comme vous…
– On ne peut pas tout savoir.
Amanda est persuadée qu’il ment, mais elle ne peut pas le prouver, il n’y a pas d’enregistrement de leur entrevue au parloir.
– Effectivement. Où étiez-vous l’après-midi et le soir du dimanche 30 juillet, quand Neil Spencer a été enlevé ?
– Je vous l’ai déjà dit. Chez moi une bonne partie de l’après-midi, ensuite je suis allé dîner dans un restaurant de Town Street.
– C’est surprenant comme votre mémoire est bonne.
– J’ai mes habitudes. C’était un dimanche. Quand ma mère vivait encore, on y allait ensemble. Désormais j’y dîne seul.
En effet, le gérant a confirmé, autrement dit Collins a un alibi valable concernant la disparition de Neil. La fouille de sa maison se poursuit, mais jusqu’à présent aucun indice pour confirmer que l’enfant y a été détenu. Collins est mouillé jusqu’au cou dans ce qui se trame, mais pas dans l’enlèvement de Neil Spencer.
– 13, Garholt Street, lance Amanda.
– Oui ?
– Vous vouliez acheter cette maison.
– Exact. La propriétaire la vendait. Je ne savais pas que c’était un crime.
– Je n’ai pas dit ça.
– J’habite au même endroit depuis longtemps, j’ai envie d’espace, de m’installer enfin chez moi, si je puis dire.
– Et comme votre offre a été rejetée, vous êtes allé rôder là-bas.
– Pas du tout.
– M. Kennedy vous a vu essayer de forcer son garage.
– C’est faux !
– Un garage dans lequel on a retrouvé des restes d’enfant.
Amanda est obligée de reconnaître que Collins se maîtrise à la perfection. Ça ne fait aucun doute, il sait ce que la police a trouvé, mais il n’oublie pas de feindre la surprise. Pas forcément de façon convaincante, mais il la joue.
– Oh… c’est choquant.
– J’ai du mal à vous croire, Norman.
– Je ne suis au courant de rien. Vous en avez parlé avec l’ancienne propriétaire ? Vous devriez.
– Ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est pourquoi vous vous intéressiez tant à cette maison ?
– Pas du tout, je vous l’ai déjà dit. Ce monsieur… Kennedy, n’est-ce pas ? Il se trompe. Je n’ai pas approché de chez lui.
Amanda le fixe droit dans les yeux, Collins soutient son regard. La version de l’un contre celle de l’autre. Même s’ils organisaient une séance d’identification et que Kennedy reconnaissait Collins, elle n’est pas certaine que ce serait suffisant pour justifier les charges. Le fait est que, pour l’instant, ils restent incapables de prouver que Collins était au courant du corps dans le garage. Et pour Neil Spencer, il paraît blanchi. Compte tenu de certaines pièces de sa collection, ils peuvent l’arrêter pour recel de marchandises volées, et encore, ce n’est même pas sûr.
Et ce salopard le sait.
Ou du moins, il y croit.
Amanda fixe à nouveau la feuille que Steph lui a donnée, ce sont les résultats de la recherche d’empreintes de Collins prises à son arrivée. Elle ne pourra pas lui coller Neil Spencer sur le dos, mais elle sent poindre l’excitation. Amanda vit pour ce genre de moment et aurait aimé que Pete soit là pour le savourer avec elle. Dieu sait s’il le mérite aussi.
– Monsieur Collins, pourriez-vous me dire où vous étiez le mardi 4 avril au soir ?
– Pardon ?
Amanda attend. La question retient son attention, c’est déjà ça. Il s’attendait sûrement à d’autres précisions sur ses activités le jour de la disparition de Neil, du terrain sûr pour lui. Maintenant Amanda sait que cette nouvelle date est un énorme trou noir sous ses pieds.
– Je ne m’en souviens pas, répond Collins.
– Je vais vous aider. Est-ce que vous étiez près de Hollingbeck Wood ?
– Je ne pense pas.
– Vos doigts y étaient. Vous aussi ?
– Je ne…
– Vos empreintes digitales ont été identifiées sur le marteau utilisé pour tuer Dominic Barnett ce soir-là.
Amanda relève les yeux, ravie de remarquer la sueur qui se forme sur le front de Collins. Un homme maniéré et prétentieux, mais qui perd de sa superbe quand on appuie au bon endroit. Elle trouve intéressant de le voir d’abord réfléchir, chercher une parade, puis réaliser lentement que l’odeur ambiante est celle du roussi.
– Pas de commentaire, répond Collins.
C’est son droit bien sûr, mais cette petite phrase a toujours agacé Amanda. On n’a pas le droit de rester silencieux, voudrait-elle hurler. Elle souhaite que Collins reconnaisse son acte au lieu de se voiler la face. Parce que d’autres vies sont en jeu.
– C’est dans votre intérêt de me dire tout ce que vous savez, Norman… Et d’ailleurs, pas seulement dans votre intérêt si vous affirmez ne pas être mêlé à l’enlèvement de Neil Spencer. Si c’est la vérité, un assassin court toujours.
– Pas de commentaire.
– Si on ne met pas rapidement la main sur lui, il tuera d’autres enfants. J’ai comme l’impression que vous le connaissez, Norman.
Collins est blême. Amanda n’a jamais vu un changement aussi rapide, l’homme se retourne comme une crêpe, passant sous ses yeux de l’autosatisfaction à l’apitoiement.
– Pas de commentaire, murmure-t-il.
– Norman, vous…
– Je veux un avocat.
– OK, nous pouvons arranger ça, dit-elle en se levant, sans cacher sa colère et son dégoût. J’espère que vous réaliserez très vite la mélasse dans laquelle vous vous êtes fourré, Collins. Coopérer est la meilleure option qu’il vous reste.
– Pas de commentaire.
– Je ne suis pas sourde.
Une petite victoire.
Collins est arrêté pour le meurtre de Dominic Barnett. S’il dit la vérité en soutenant ne pas être l’assassin de Neil Spencer, c’est qu’un prédateur court toujours dans la nature. Amanda en tremble. Un autre petit garçon pourrait mourir sous sa supervision.
L’image du corps de Neil s’insinue dans son esprit. Toute forme d’allégresse disparaît aussitôt.
Une petite victoire, ce n’est pas suffisant.