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Mme Shearing, l’ancienne propriétaire, habite de l’autre côté de Featherbank, à dix minutes en voiture. J’arrive devant chez elle, une belle demeure entourée d’une clôture avec une allée pavée sur le devant. La boîte aux lettres sur pied trône à l’entrée. Ce quartier-ci est plus prestigieux que celui où se trouve la maison qu’elle louait depuis des années.

Son dernier locataire était probablement Dominic Barnett.

À peine ai-je passé la barrière qu’un chien aboie furieusement. Le bruit redouble quand j’approche de la porte. J’appuie sur la sonnette. Mme Shearing m’ouvre au deuxième coup, mais en laissant la chaîne de sécurité pour l’entrebâiller. Le chien, un petit Yorkshire, continue de se déchaîner. Sa fourrure est grise, il a l’air aussi âgé et frêle que sa maîtresse.

– Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.

– Bonjour, madame Shearing, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi, Tom Kennedy, l’acheteur de votre maison. On s’est rencontrés lors des visites. Avec mon fils.

– Oui, bien sûr ! Morris, tais-toi ! Va-t’en !

Ça c’était pour le chien. Elle défroisse sa robe à deux mains, puis se tourne vers moi.

– Désolée, il s’énerve facilement. Que puis-je pour vous, monsieur Kennedy ?

– J’aimerais vous parler d’un de vos anciens locataires.

– Ah. Je vois.

Elle a l’air sonnée, comme si elle se doutait du locataire auquel je fais allusion. Je garde le silence jusqu’à ce qu’elle se décide à m’ouvrir. La politesse l’emporte, elle déverrouille la chaîne.

– Je vois, dit-elle encore. Entrez, nous serons mieux.

Ma présence la trouble, elle s’agite, tripote ses vêtements, ses cheveux, s’excuse de l’état de son intérieur. Ce qui est totalement hors de propos, sa maison est digne d’un palais, rien que l’entrée est de la taille de mon salon. Un majestueux escalier en bois mène à l’étage.

Mme Shearing me précède jusqu’au salon, je la suis avec un Morris très enthousiaste sur les talons. Dans la pièce, deux canapés et un fauteuil sont disposés devant la cheminée à l’âtre parfaitement propre ; une paire de vaisseliers le long du mur contenant une ménagère de cristal et de porcelaine rangée avec soin. Aux murs sont accrochés des tableaux figurant des scènes de chasse ou champêtres. La fenêtre qui donne sur le devant de la maison est habillée de rideaux de velours rouges, tirés pour l’instant.

– Votre maison est magnifique.

– Merci. Elle est bien trop grande pour moi, surtout maintenant que les enfants ne sont plus là et que Derek est parti. Paix à son âme. Mais je suis trop vieille pour déménager. J’ai une femme de ménage qui vient tous les jours. C’est luxueux, mais comment faire autrement. Asseyez-vous, je vous en prie. Une tasse de thé ? Un café ?

– Non, merci.

Je m’assois. Le canapé est dur et raide.

– Comment se passe votre installation ? me demande-t-elle.

– Doucement mais sûrement.

– Je suis heureuse de l’apprendre, répond-elle avec un sourire réjoui. J’ai grandi dans cette maison, j’ai toujours voulu qu’elle revienne à quelqu’un qui saurait l’apprécier. Une gentille famille. Votre fils – Jake, c’est ça –, comment va-t-il ?

– Il vient de commencer l’école.

– Rose Terrace ?

– Oui.

Encore ce sourire.

– C’est une excellente école. Je la fréquentais quand j’étais enfant.

– Vos empreintes de main sont sur le mur ?

– Une rouge, une bleue.

– C’est mignon… Vous avez grandi à Garholt Street alors ?

– Oui. À la mort de mes parents, nous avons gardé la maison comme source de revenus. Une idée de mon mari, mais j’étais d’accord. J’ai toujours adoré cet endroit. J’y ai tellement de souvenirs, vous comprenez.

– Bien sûr.

Je fais un rapide calcul mental sur l’âge de mon visiteur indésirable. Il semble beaucoup plus jeune que Mme Shearing, mais cela n’exclut pas pour autant mon hypothèse :

– Vous avez un frère plus jeune ?

– Non, je suis fille unique. C’est sans doute pour cela que j’ai toujours été très attachée à cette maison. C’était la mienne, voyez-vous. Je l’adorais… Mais quand j’étais jeune, elle faisait un peu peur à mes amis.

– Pourquoi ?

– Oh, juste son style. Elle a un petit air étrange, vous ne trouvez pas ?

– Oui… Elle a du caractère.

Je lui répète la même phase qu’à Karen.

– C’est tout à fait ça ! Je l’ai toujours pensé, voilà pourquoi je suis ravie qu’elle soit entre vos mains à présent. En sécurité.

Ah. Pour ce qui est de s’y sentir en sécurité, ce n’est pas gagné. Mais comme je le suspectais, le rôdeur chauve mentait, il n’a jamais grandi dans la maison. Je tique néanmoins sur sa formulation.

– Elle ne l’était pas avant ?

Mme Shearing se trouble à nouveau.

– Pas vraiment, non. Disons que je n’ai pas eu la main heureuse avec mes locataires. Ce n’est pas facile, les gens peuvent avoir l’air très bien quand vous les rencontrez, mais après… Je n’avais pas non plus de raison de me plaindre, ils payaient leur loyer et entretenaient le jardin…

Elle traîne sur les mots, s’interrompt comme si elle ne savait pas comment m’expliquer le problème et préférerait l’esquiver. Elle pourrait, mais pas moi, donc je reviens à la charge :

– Mais ?

– Si j’avais eu un reproche concret à leur faire, je les aurais flanqués à la porte, mais ce n’était que des ouï-dire. Il se disait que d’autres personnes séjournaient aussi dans la maison.

– De la sous-location ?

– Oui. Et des choses douteuses de temps en temps. Ça sentait une drôle d’odeur. Bien sûr, je ne venais pas tous les quatre matins, je devais prendre rendez-vous, m’annoncer avant. Un rendez-vous pour entrer dans ma propre maison. Tss. La seule fois où je suis venue sans prévenir, il ne m’a pas laissée entrer.

– Dominic Barnett ?

Elle hésite.

– Oui, lui. Celui d’avant ne valait guère mieux. J’ai joué de malchance avec cette maison.

Que vous m’avez refilée.

– Vous êtes au courant pour Dominic Barnett, n’est-ce pas ?

– Bien sûr !

Elle fixe ses mains posées sagement sur son giron, attend un court instant avant de reprendre :

– Évidemment, c’est terrible ce qui lui est arrivé. Je ne le souhaite à personne. Mais d’après ce qu’on m’a dit, il avait de mauvaises fréquentations.

– Problèmes de drogue, je marmonne.

Elle replonge dans le silence, puis soupire comme si nous devisions sur des aspects du monde qui lui sont totalement étrangers.

– Ça n’a jamais été prouvé qu’il en vendait depuis chez moi. Mais oui, de la drogue. Quel triste commerce. J’aurais pu chercher un autre locataire après sa mort, mais je suis trop vieille. J’ai pensé qu’il était temps de tirer un trait en la vendant. Une façon de donner une chance à ma vieille maison. Pour qu’un autre fasse mieux que moi avec elle.

– C’est tombé sur Jake et moi.

– Oui, vous et votre adorable petit garçon ! J’ai reçu des offres plus élevées, mais je me fiche de l’argent maintenant. J’aime penser que ma vieille maison est allée à une jeune famille, qu’un enfant joue de nouveau entre ses murs. Je voulais qu’elle soit remplie de lumière et d’amour. Pleine de couleurs, comme elle l’était quand j’étais gamine. Je suis tellement contente de savoir que vous êtes heureux là-bas.

Je me cale au mieux contre le dossier.

Jake et moi ne sommes pas heureux, et j’en veux à Mme Shearing. Elle aurait dû partager avec moi l’histoire de sa foutue maison avant la signature. Mais je vois bien qu’elle est sincère et persuadée d’avoir fait une bonne action. Je peux comprendre sa motivation de nous préférer, Jake et moi, au lieu de…

Il y a une ombre au tableau.

– Vous avez eu des propositions plus élevées ?

– Oui, plusieurs même. Un homme entêté était prêt à payer bien plus que le prix que j’en demandais. Mais ce monsieur ne me plaisait pas du tout. Il me rappelait toute la clique. Plus il insistait, moins je voulais. Je déteste qu’on me bouscule.

Ce qu’elle vient de dire éveille un écho en moi.

– Cet homme, comment était-il, vous vous souvenez ? Est-ce qu’il était petit, gros, chauve sur le dessus avec une couronne de cheveux gris ?

– Oui, c’est ça. Et toujours très bien habillé. M. Collins. Norman Collins.