À l’époque de l’enquête, Pete avait rencontré Norman Collins à plusieurs reprises, mais jamais à son domicile. Il savait que l’homme vivait dans la maison de ses parents et qu’il ne l’avait pas quittée après leur décès, celui de son père en premier, puis celui de sa mère. Rien à redire sur ce choix, mais l’idée lui déplaisait. En grandissant, les enfants sont censés partir du cocon familial pour voler de leurs propres ailes, l’inverse suggère une forme de dépendance malsaine ou, même, de déficience. Il conservait le souvenir d’un homme mou, pâteux, toujours transpirant comme s’il pourrissait de l’intérieur et que cela suintait par tous ses pores. Le genre qui préserve la chambre de sa maman comme un sanctuaire, et qui n’a jamais osé dormir dans son lit.
À l’époque Norman Collins hérissait Pete, mais ce n’était pas pour autant un complice de Frank Carter. Les soupçons avaient fortement pesé sur lui, ses alibis avaient été vérifiés et revérifiés. Si quelqu’un avait aidé Carter, c’était physiquement impossible que Collins ait été celui-ci.
Alors que foutait-il à la prison ?
Peut-être rien. Pourtant, Carter a obtenu des infos de l’extérieur. Pete sent une pointe d’excitation monter en lui. Mieux vaut ne pas s’emballer, mais il a le sentiment d’être sur la bonne voie, tout en ignorant encore jusqu’où elle le mènera.
Pete se gare devant chez Collins. Le carré de jardin est négligé, envahi par les mauvaises herbes. Pour accéder au perron, Pete doit contourner un buisson mal taillé. Sur la façade, la peinture blanche s’écaille, il a l’impression de contempler une vieille lady au maquillage craquelé. Il toque. La porte au bois rongé s’entrouvre au bout de plusieurs minutes.
– Oui ?
Norman Collins ne reconnaît pas Pete, en revanche ce dernier le remet parfaitement. Vingt années l’ont à peine changé, sa couronne de cheveux s’est juste teintée de gris. Le haut de son crâne est marbré de rouge, comme s’il s’était gratté furieusement. Collins est en costume trois-pièces, une tenue très élégante et bien étrange pour rester chez soi.
– Bonjour. Inspecteur Pete Willis, on s’est déjà rencontrés il y a quelques années.
Collins louche sur la carte que lui tend Pete. Ça y est, maintenant, il se souvient.
– Je peux entrer ? Ce ne sera pas long.
Collins hésite, jette un coup d’œil vers les profondeurs de sa maison. Des gouttes de sueur perlent à son front.
– Ce n’est pas trop le moment. Pour parler de quoi ?
– On sera mieux à l’intérieur, insiste Pete.
Il attend sur le perron, confiant. Collins est de la vieille école, il n’aime pas les silences embarrassants.
– D’accord.
La porte se referme puis se rouvre sans la chaîne de protection. Pete entre. Une odeur de renfermé aux relents douceâtres flotte. Elle lui rappelle son enfance, quand il respirait l’odeur du bois mêlée à celle du chewing-gum collé sous les pupitres de l’école.
– En quoi puis-je vous aider, inspecteur Willis ?
Ils sont toujours dans l’entrée, au pied de l’escalier, un endroit bien trop exigu pour que Pete apprécie : il est trop proche de Collins, son odeur corporelle le dérange.
– On pourrait peut-être s’asseoir ? demande-t-il.
Collins hésite à nouveau. Pete se renfrogne.
Qu’est-ce que tu caches, Norman ?
– Bien sûr. Suivez-moi.
Collins le précède au salon. Pete s’attend à trouver des épaisseurs de crasse, mais c’est tout le contraire, la pièce est propre et rangée, les meubles sont moins vieillots que ce qu’il avait imaginé. Il y a même une large télévision à écran plasma fixée au mur. Les trois autres pans sont décorés de cadres et de petites vitrines. Collins s’arrête brutalement au milieu de la pièce, raide comme un majordome.
– Tout va bien, monsieur Collins ?
– Euh… Oui. Puis-je savoir ce que vous me voulez ?
– Il y a deux mois, vous vous êtes rendu à la prison Whitrow pour rencontrer Victor Tyler.
– En effet.
– Quel était l’objet de votre visite ?
– Lui parler. Comme les fois précédentes.
– Ce n’était pas la première fois ?
– Non.
Sourire crispé, Collins se tient toujours aussi raide, tel un piquet planté dans son salon.
– De quoi avez-vous parlé ?
– De son crime, bien sûr.
– De la fillette qu’il a tuée ?
– Mary Fisher, oui.
Morbide. Voilà ce que Pete a toujours pensé de Collins. Ce petit homme est attiré par la noirceur alors que le commun des mortels la repousse des deux mains.
Collins a toujours son sourire poli plaqué sur les lèvres, mais Pete le sent nerveux à présent. Que cache-t-il ? À présent, Pete rompt leur face-à-face pour aller examiner les tableaux. De près, ce sont des dessins surprenants, enfantins, barbouillés ou grossiers. Pete remarque un masque en plastique rouge. Un loup de carnaval qu’on achète dans les magasins de farces et attrapes, mais Collins s’est donné la peine de le placer sous verre.
– C’est un objet de collection.
Collins est soudain à côté de lui. Pete résiste à l’envie de crier, il ne peut s’empêcher de reculer d’un pas.
– Un objet de collection ? demande-t-il.
– Tout à fait. Ce masque a été porté par un célèbre meurtrier. J’ai dépensé une petite fortune. C’est une belle pièce, authentique… (Collins regarde Pete droit dans les yeux.) Et achetée en toute légalité, j’ai la facture. D’autres questions, inspecteur ?
Pete hoche la tête. Il digère ce que Collins vient de lui dire. Il réalise aussi que plusieurs cadres contiennent des lettres, des billets annotés, des documents officiels tamponnés.
– Dans celui-ci, c’est de la correspondance, ici des formulaires, là un compte rendu d’audience, précise Collins, fier de l’intérêt de son visiteur.
Pete s’écarte de la vitrine, revient au centre de la pièce et la balaye du regard entièrement. En comprenant de quoi il s’agit, son malaise monte encore d’un cran, s’incruste en lui. La chaleur de son corps le quitte.
Tout ce fatras concerne des meurtres commis par des assassins. Pete sait que des forums de passionnés existent. Ils échangent, achètent, vendent des objets macabres, mais c’est la première fois qu’il voit une collection. Le salon lui semble soudain menaçant, non par le nombre de reliques, mais par leur mise en avant, la célébration qui en est faite. Collins reste près de son mur fétiche. Son sourire a disparu, remplacé par une expression désagréable, reptilienne. Il ne souhaitait pas que Pete remarque ses objets, mais maintenant il affiche sa fierté. La fierté de celui qui sent l’autre mal à l’aise, qui s’en repaît. Et qui en tire de la supériorité.
Acheté en toute légalité.
Pete reste là, incapable de décider quoi faire ou s’il y a une autre question à lui poser. La sonnerie de son portable le secoue.
– Willis, dit-il en décrochant.
– Pete, c’est Amanda. Vous êtes où ?
– À l’endroit convenu. Et vous ?
– Garholt Street. On a un second corps.
– Encore ?
– Oui, mais ancien. Un corps qui est resté caché depuis longtemps.
Pete déglutit. Il tourne le dos à Collins.
– La maison vient de changer de mains. Le nouveau propriétaire a trouvé le corps dans son garage. Il a aussi porté plainte suite à la visite nocturne d’un homme qui aurait essayé d’attirer son fils. Votre Norman Collins serait venu traîner dans les parages, j’ai l’impression qu’il cherchait le corps.
Pete est soudain conscient de la présence de Collins près de lui. Il peut voir les pores de sa peau et le blanc de ses yeux. Il y a de l’électricité dans l’air.
– Une autre question, inspecteur ?
Pete recule d’un pas. Son cœur bat à tout rompre.
– Amenez-le, dit Amanda avant de raccrocher.