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Comme je suis flanqué d’un policier, je me gare dans une rue voisine de l’école de Jake. Moi qui étais vexé que ceux de la nuit dernière ne me prennent pas au sérieux, je suis servi. Mais ce n’est pas plus rassurant, cela signifie juste que ce qui est arrivé n’était pas de la blague. Et que Jake est en danger.

L’officier Dyson lève le nez de son écran.

– On est où ?

– Près de l’école. À l’angle, là-bas.

Dyson range son portable. Ce policier a bien la cinquantaine, mais ses manières sont celles d’un ado obsédé par son gadget, il ne l’a pas quitté des yeux de tout le trajet.

– OK. Faites comme d’habitude quand vous venez chercher votre fils. Parlez aux parents, prenez votre temps, je surveille les alentours.

– Votre inspectrice disait que le responsable avait été arrêté.

– Pure précaution, me répond-il.

Amanda Beck a utilisé la même expression. Je reconnais qu’ils ont mis le turbo après la découverte macabre dans mon garage. Une fois Norman Collins arrêté, j’ai réalisé ce qui aurait pu arriver à Jake. Horreur totale. Mon fils est censé être en sécurité à présent, alors pourquoi cette escorte ?

Pure précaution.

Cela ne m’avait pas rassuré au commissariat, et je ne le suis pas davantage. La police est compétente, organisée, c’est un soutien puissant, mais tant que Jake ne sera pas près de moi, j’aurais l’impression qu’il n’est pas en sécurité. J’ai besoin de le voir.

Je me dirige vers l’école. C’est surréaliste de penser qu’un flic assure mes arrières, mais vu que la journée entière a déraillé, c’est peut-être normal. Je n’arrive pas à intégrer que des restes humains, très certainement ceux d’un enfant, se trouvaient chez moi. La réalité ne m’a pas encore frappé de plein fouet. Aucune émotion pendant ma déposition. Maintenant qu’elle est tapée, elle attend que je revienne la signer. Pour ce qui est de la suite, aucune idée.

Faites comme d’habitude, a dit Dyson. C’est impossible vu les circonstances. J’aperçois Karen, les mains toujours enfoncées dans les poches de son manteau. J’imagine qu’aller lui parler serait une attitude normale. Je la rejoins.

– Hello, Tom ! Ça boume ?

– Ça explose même.

– Ah ! Rude journée, on dirait. Un problème ?

La police ne m’a pas demandé de la boucler, mais ce serait plus sage. De toute façon, je ne saurais par où commencer.

– Disons que les dernières vingt-quatre heures ont été compliquées. Je vous raconterai à l’occasion.

– Avec plaisir. J’espère que ça s’arrangera, vous avez des cernes de panda ! Pardon, je suis trop directe, c’est une sale manie.

– Je n’ai quasiment pas fermé l’œil de la nuit.

– L’ami imaginaire de votre fils ?

– Vous brûlez !

Le garçon dans la terre.

Je repense au crâne, aux yeux vides, au squelette décomposé. Aux magnifiques papillons que Jake ne peut pas avoir vus mais qu’il a dessinés et coloriés. Je veux mon fils près de moi, une perspective qui me trouble. Mon fils me trouble. Ce fils à la sensibilité exacerbée, qui est somnambule, qui a un ami imaginaire, ce fils qui parle à des absents, et ces absents lui récitent des comptines sordides qui lui font peur.

Et me font peur.

La porte de sa classe s’ouvre. Mme Shelley apparaît. Comme la veille, elle appelle les enfants un par un.

– Adam, dit-elle en regardant vers Karen et moi.

Encore ce regard noir, cette mine d’institutrice revêche. Karen le remarque aussi.

– Aïe, on dirait que votre journée n’est pas terminée, murmure-t-elle.

– Ça ne m’étonne même pas.

– Allez, bon courage, ajoute-t-elle avant de s’éloigner.

J’attends. Les derniers enfants quittent la classe. Au moins, Dyson peut exercer ses mesures de pure précaution en observant les parents. Du coup, j’en fais autant, mais j’en reconnais très peu. C’est moi qui dois leur sembler louche certainement.

Quand il ne reste plus que Jake, Mme Shelley me fait signe. Mon fils surgit, tête basse. Une fois de plus. Le pauvre. Je réprime un élan de tendresse. Jake est peut-être trop fragile pour réussir à s’intégrer et être accepté. Mais après ce qui s’est passé, merde, qui ne le serait pas ?

– Encore des ennuis, madame Shelley ?

– Je le crains. Votre fils a été envoyé chez la directrice, n’est-ce pas, Jake ?

Il hoche tristement la tête.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Il a frappé un garçon de la classe. Nouveau feu rouge.

– Oh.

– C’est Owen qu’a commencé, intervient Jake. Il voulait prendre mes trésors. Je ne l’ai pas frappé exprès.

– Peut-être, mais je ne suis pas certaine que tu doives apporter ce genre de choses à l’école, dit Mme Shelley en me fixant.

Ah. La convention sociale voudrait que j’adopte le point de vue de l’institutrice, ce qui signifie que je devrais faire la morale à mon fils. Non, on ne frappe pas son camarade, non, on n’apporte pas d’objets personnels à l’école. Mais je ne peux pas. Toute cette comédie est ridicule. La connerie de ce système de feux-sanctions. La terreur du passage de l’enfant puni devant la directrice. Et surtout, l’idée de priver Jake de sa pochette à cause d’un petit dur qui a sûrement mérité sa baffe.

Jake se tient entre nous deux, tout petit, tout timide, s’attendant à mes remontrances, alors que je crève d’envie de lui dire : Bravo, fiston, moi je n’ai pas eu ton courage quand j’avais ton âge. J’espère que tu lui as flanqué une bonne raclée.

Pourtant, la convention sociale l’emporte.

– Je lui parlerai.

– Merci. Ce n’est pas fantastique comme début, n’est-ce pas, Jake ? dit-elle en lui ébouriffant les cheveux.

Les conventions sociales volent en éclats.

– Ne le touchez pas.

– Pardon ?

Mme Shelley retire sa main comme si elle venait de recevoir une décharge électrique. J’en éprouve un soupçon de satisfaction, même si les mots sont sortis tout seuls.

– Vous ne pouvez pas lui infliger une punition par jour et jouer à la gentille maîtresse devant moi. Ce système d’humiliation publique est insupportable. Encore plus pour un enfant qui a des problèmes.

– Quel genre de problèmes ? Nous pouvons peut-être en parler…

Je sais que c’est crétin de m’être montré agressif, mais je suis content d’avoir pris la défense de mon fils. D’ailleurs, Jake me regarde avec curiosité. Je lui souris. Je suis très heureux qu’il se soit défendu, très heureux qu’il ait imprimé sa marque en ce bas monde.

– Je parlerai à mon fils. Frapper un camarade n’est pas une solution. Je lui expliquerai comment trouver un meilleur moyen de se défendre contre les petites terreurs qui harcèlent les autres.

– Bien.

– Jake, tu as tes affaires ?

– Oui, papa.

– On y va. Mais je ne suis pas certain qu’on puisse dormir à la maison ce soir.

– Pourquoi ?

À cause du garçon dans la terre.

Le plus étrange, c’est qu’au même moment je pense que Jake connaît la réponse à sa propre question.

– Allez, viens, lui dis-je en douceur.