Le lendemain matin, quand je dépose Jake à l’école, je me surprends à constater à quel point il s’est facilement adapté à la situation. Hier soir, il a sombré dans le sommeil comme une pierre, me laissant avec mon ordinateur et mes pensées embrouillées. Quand j’ai fini par aller me coucher, sa frimousse endormie était si sereine que je me suis demandé s’il ne se sentait pas mieux ici que dans notre maison.
J’aurais aimé savoir à quoi il rêvait. Une question que je me pose souvent.
Moi, même quand je suis crevé, j’ai beaucoup de mal à m’endormir dans un environnement inhabituel. C’est donc un soulagement que Jake ne pose aucun problème ce matin. Peut-être considère-t-il tout ceci comme une aventure trépidante. En tout cas, j’apprécie, parce que j’ai les nerfs en pelote. Je suis trop crevé pour affronter quoi que ce soit.
Je l’accompagne dans la cour.
– Ça va aller, fiston ?
– Oui, papa.
– Bravo, t’es le plus fort. Je t’aime, mon petit gars.
– Moi aussi.
Je lui tends sa bouteille d’eau et son cartable. Il s’éloigne, le cartable ballottant sur la jambe. Mme Shelley attend à la porte. Je n’ai pas eu avec mon fils la conversation promise hier, j’espère qu’aujourd’hui sera un jour meilleur pour lui, et qu’il ne frappera personne.
– Toujours une tête de déterré, à ce que je vois.
C’est Karen qui vient de me rejoindre. Elle porte encore son manteau extravagant, malgré la douceur matinale.
– Hier, vous aviez peur de me vexer avec ça.
– Je me suis endormie là-dessus et je me suis réveillée en me disant que c’était OK !
– Vous avez mieux dormi que moi.
– On dirait. Un café ? Ou vous êtes obligé d’aller vous fatiguer ailleurs ?
J’hésite. Je n’ai rien de spécial à faire. J’ai dit à mon père que j’avais besoin de l’ordi pour bosser, mais mes chances d’aligner deux mots dans mon état de décrépitude avancée sont égales à zéro. Je vais regarder les mouches voler aujourd’hui. Autant commencer à les regarder avec Karen.
– D’accord. Ce serait sympa.
Elle m’entraîne dans la rue principale, au-delà du petit épicier et du bureau de poste, et me propose d’entrer chez Happy Pig. Des scènes bucoliques sont peintes sur les vitrines. Une clochette tinte quand Karen pousse la porte. L’intérieur est rustique avec des tables en bois, comme dans une cuisine de ferme.
– C’est un peu prétentieux, mais le café est bon, me dit-elle.
– Tant qu’ils mettent de la caféine dedans.
Une bonne odeur de grains moulus flotte. On passe commande au comptoir, et on attend en silence, un peu gênés d’être côte à côte. Dès que nos tasses sont servies, on va s’asseoir dans la salle.
Karen retire son manteau. Elle est en jeans et porte un chemisier blanc. Je la trouve d’une surprenante minceur sans son armure. Est-ce une armure d’ailleurs ? Oui, je le crois. Les bracelets de ses poignets tintent lorsqu’elle rassemble ses cheveux pour les nouer en queue-de-cheval.
– Alors ? Qu’est-ce qui se passe ? me demande-t-elle soudain.
– C’est une longue histoire. Je commence à quel chapitre ?
– Au premier, je veux tout savoir.
En tant qu’écrivain, j’ai toujours cru qu’il ne fallait pas raconter son histoire avant qu’elle ne soit terminée. Si on a la faiblesse de le faire, l’urgence à l’écrire diminue, comme si elle avait juste besoin d’être racontée, la pression s’amenuisant à mesure qu’on dévide les mots.
Conscient de ça, je décide de tout lui raconter.
Presque tout.
Karen est déjà au courant pour les affaires laissées dans le garage et la visite de Norman Collins, mais la tentative d’enlèvement de Jake au milieu de la nuit la stupéfie. Idem pour ce que j’ai appris de Mme Shearing. Ensuite, la découverte du corps, l’appartement sécurisé la pétrifient.
Je porte le coup de grâce avec mon père.
J’avais rangé Karen dans la catégorie des femmes frivoles, enclines aux sarcasmes et aux petites blagues, mais arrivé à la fin de mon histoire je change d’avis parce qu’elle me fixe horrifiée, archi-sérieuse.
– Merde alors. Les journaux locaux ont juste parlé de restes trouvés dans une propriété. Je n’aurais jamais imaginé que c’était chez vous, réagit-elle alors.
– Ils cherchent toujours. D’après ce que je sais, il s’agirait de Tony Smith, une des victimes de Frank Carter.
– Je plains ses parents… Vingt ans d’attente. Ils s’en doutaient sûrement, après tout ce temps. Ce sera peut-être même un soulagement que ça se termine enfin.
Les mots de mon père me reviennent :
– Chacun mérite de rentrer chez soi.
Karen reste muette. On dirait qu’elle veut en savoir davantage mais hésite à se lancer.
– L’homme qu’ils ont arrêté, ce Norman Collins, comment savait-il ? demande-t-elle après plusieurs secondes.
– Aucune idée. Il se serait toujours intéressé à l’affaire. Mon père pense qu’il pourrait être le complice de Frank Carter.
– C’est lui qui a tué Neil Spencer ?
– Je n’en suis pas sûr.
– J’espère. C’est horrible, mais au moins, ça voudrait dire que ce salaud est sous les verrous. Bon Dieu, si vous ne vous étiez pas levé en pleine nuit…
– J’en tremble encore. J’essaye de ne pas y penser.
– Quel traumatisme.
Ça l’est et, bien sûr, s’empêcher d’y penser ne veut pas dire que j’y arrive. Je reprends le fil de mon histoire :
– Hier soir, j’ai lu des articles sur Carter. C’est glauque, j’avoue, mais j’avais besoin d’en savoir plus sur cet Homme aux murmures. Certains détails étaient carrément sordides.
– « Si tu laisses la porte entrebâillée, les murmures viendront se glisser », récite Karen. J’ai posé la question à Adam : il a entendu des enfants réciter la comptine. Je suppose que cette chanson est basée sur Carter, qu’Adam ne connaît pas, bien sûr. Elle a fait tache d’huile en se propageant dans les cours d’école.
– Une mise en garde contre le croque-mitaine.
– Sauf que celui-ci existe vraiment.
La comptine. Adam l’a entendue sans comprendre ce qu’elle signifiait. Peut-être qu’elle se chante au-delà de Featherbank. L’un des enfants de l’ancienne école de Jake l’aurait répétée, mon fils l’aurait alors retenue à son tour.
Ça doit être un truc de ce genre-là. La petite fille n’existe pas, elle ne lui a rien appris… Mais cela n’explique pas les papillons. Ni le garçon dans la terre.
Karen semble lire dans mes pensées.
– Comment Jake supporte tout ça ?
– Bien, je crois… enfin, je ne sais pas trop. Lui et moi, on a parfois du mal à communiquer. Il n’est pas toujours facile… Moi non plus.
– Cela n’existe pas…
– Et moi je ne suis pas le plus facile des hommes…
– Et vous, comment vous allez ? Ça n’a pas dû être évident de revoir votre père après toutes ces années. Vous n’aviez vraiment aucun contact avec lui ?
– Aucun. Ma mère l’a quitté quand c’est devenu insupportable. Je ne l’ai jamais revu.
– Insupportable ?
– L’alcool. La violence…
Je m’arrête. C’est plus simple de rester évasif que d’entrer dans les détails. En vérité, mis à part cette dernière nuit, je n’ai pas de souvenirs de mon père violent envers ma mère. La boisson, oui, mais je ne comprenais pas vraiment, à l’époque. Je savais juste qu’il était agressif en permanence, qu’il disparaissait pendant des jours, qu’il n’y avait pas assez d’argent à la maison et que mes parents se disputaient. Je me souviens aussi du ressentiment, de l’amertume qui se dégageaient de lui, cette sensation de menace qui imprégnait l’atmosphère quand il était présent, comme si quelque chose de mal pouvait éclater à tout moment. J’avais peur, mais c’est peut-être mon impression actuelle qui imprègne mes souvenirs.
– Je suis désolée de l’apprendre.
– Merci, dis-je, un peu gêné d’étaler autant mes sentiments. Oui, c’était bizarre de le revoir. Je me souviens de lui, mais il est différent aujourd’hui. Il n’a plus l’air d’être alcoolique. Ses manières ont changé. Tout est plus calme chez lui.
– Les gens changent.
– Oui, et tant mieux. Lui et moi sommes complètement différents aujourd’hui. Je ne suis plus un enfant. Il n’est plus vraiment mon père. Tout cela n’a plus trop d’importance.
– Je n’en suis pas aussi certaine que vous.
Karen termine son café, puis enfile son manteau.
– Je vais y aller. Bye, Tom.
– Déjà fatiguée de vous fatiguer avec moi ?
Elle sourit mais ne répond pas. J’ai l’impression qu’elle ne veut pas que je sache où elle part. Je me rends compte alors que je ne sais pratiquement rien d’elle.
– On n’a parlé que de moi, ce n’est pas juste.
– Pas du tout, vous êtes nettement plus intéressant que moi, surtout en ce moment. Ça vous ferait de la matière pour un livre, non ?
– Possible.
– Pardon, j’avoue que je vous ai cherché sur le Net. Je suis plutôt forte pour fouiner. Ne le répétez pas.
– Votre secret sera bien gardé.
– Merci… à plus tard.
Elle semble vouloir ajouter autre chose, mais se ravise et s’en va. Je termine tranquillement mon café en m’interrogeant sur ce qu’elle ne m’a pas dit, et aussi sur le fait qu’elle s’est renseignée sur moi.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Je ne trouve pas ça désagréable, c’est mal ?