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Je me suis organisé avec mon père pour qu’il arrive à dix-neuf heures. Pete est d’une telle ponctualité que je me demande même s’il n’a pas attendu dehors avant de sonner. Sur le coup, je me dis qu’il souhaitait respecter à la lettre les conditions que j’avais fixées, puis je me ravise : il est sûrement comme ça avec tout le monde. Un homme pour qui la discipline est primordiale.

Pete est en costard-cravate, comme s’il sortait du boulot, pourtant ses cheveux sont humides. Mon père s’est changé, il sent le frais. Inconsciemment, j’ai vérifié son haleine. S’il buvait encore, elle serait déjà chargée à cette heure-ci, et j’aurais tout annulé.

Jake est installé par terre dans le salon et dessine.

– Pete est là.

– Salut, Pete.

– Tu peux te lever pour dire bonjour ?

Jake soupire, puis rebouche son feutre. Ses doigts sont maculés de couleurs.

– Salut, Pete, répète-t-il.

– Bonsoir, Jake. Merci de me laisser te garder ce soir.

– Pas de quoi.

– Ça nous fait plaisir à tous les deux, inspecteur. Je ne rentrerai pas tard.

– Aucun problème, j’ai tout mon temps. Et j’ai un livre, répond-il en le brandissant.

D’où je suis, je ne vois pas la couverture en entier, mais j’ai l’impression de reconnaître le crâne de Winston Churchill. Le genre de pavé qui me rebute. Mon père s’est transformé physiquement et mentalement en homme qui impressionne par sa stature. Par comparaison, je ne me sens pas à la hauteur.

Ce qui est idiot.

Arrête d’être aussi dur avec toi-même.

Il pose son livre sur le canapé.

– Vous me faites visiter ? demande-t-il, en repassant au vouvoiement devant Jake.

– Vous connaissez déjà la maison.

– Je préfère la redécouvrir avec son propriétaire.

– OK. Jake, j’emmène Pete à l’étage.

– D’accord.

Il est à nouveau absorbé par son dessin. En haut, je montre la salle de bains et la chambre de Jake.

– Normalement, il prend un bain avant de se coucher, mais laisse tomber pour ce soir. Son pyjama est sous l’oreiller. Son livre, ici. On lit un chapitre ensemble avant d’éteindre. Extinction des feux à vingt heures trente.

– Power of Three de Diana Wynne Jones ? s’étonne mon père.

– Oui. C’est un peu au-dessus de son âge, mais il aime bien.

– Non, c’est parfait.

– De toute façon, je ne rentrerai pas tard.

– Tu fais quelque chose de particulier ?

J’hésite avant de répondre.

– Juste un verre entre amis.

Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails. Curieusement, je me sens comme un ado qui ne voudrait pas admettre qu’il va à un rendez-vous galant. Mon père et moi n’avons pas traversé ensemble cette période de ma vie, alors il est peut-être normal que je me sente bizarre. C’est vrai que nous n’avons jamais eu la chance de développer ensemble le langage pour en parler ou ne pas en parler.

– Je suis sûr que ce sera sympathique, dit-il.

Je le pense aussi, et cela provoque chez moi une autre sensation très ado : des papillons dans le ventre ! Pourtant, ce serait crétin de penser qu’il s’agit d’un flirt – et source de déception. Karen comme moi, nous avons chacun un enfant qui attend à la maison, il ne se passera sans doute rien. D’ailleurs, je me demande comment font les gens dans notre situation ? Aucune idée. Je ne suis pas sorti avec une femme depuis l’adolescence.

Les papillons.

Je n’ai pas verrouillé la porte d’entrée après l’arrivée de mon père. Aussi ridicule que cela puisse paraître, l’excitation est immédiatement remplacée par l’appréhension.

– On redescend.