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Le plafond craque quand papa et Pete sont en haut. Jake n’entend pas ce qu’ils se disent. C’est forcément des trucs sur lui, à quelle heure on éteint la lumière, où est son pyjama, il ne doit pas oublier de se brosser les dents, etc.

Pas de problème, Jake a envie de se coucher le plus tôt possible. Il veut que cette journée se termine.

C’est ça qui est bien quand on dort, la réalité s’efface. Les disputes, les soucis, tout. Même si on a peur ou si on est énervé et que le sommeil ne vient pas tout de suite, on finit toujours par s’endormir. Quand on se réveille le lendemain matin, c’est comme si un orage avait lavé le ciel noir dans la tête. Papa lui a raconté que c’est pareil quand les médecins endorment les malades avant une grosse opération. Ils t’endorment, et tu ne sens pas les trucs horribles qui font mal, mais au réveil tout est fini, on est guéri.

Pour l’instant, Jake veut que la peur disparaisse.

Ce n’est pas tout à fait le bon mot. Quand on a peur, il y a une cause précise, comme la peur de se faire gronder, alors que là, il a le sentiment d’être un oiseau qui n’a nulle part où se poser. Depuis ce matin, il a l’impression que quelque chose de mal va arriver, mais quoi précisément, il ne sait pas. En revanche, ce dont il est sûr, c’est que papa ne doit pas sortir ce soir.

Comme son impression est floue, il préfère se coucher tôt. Il aura peur – il continue avec ce mot-là – mais quand il se réveillera, demain, papa sera rentré, et tout ira bien.

– Tu as le droit d’avoir peur.

Jake sursaute.

La petite fille est assise près de lui, jambes allongées. Jake ne l’a pas revue depuis le premier jour de classe, pourtant, son genou n’est pas cicatrisé, et ses cheveux sont toujours aussi mal coiffés. Elle n’est pas d’humeur à jouer, il peut le lire sur son visage. Elle sait aussi qu’un truc ne tourne pas rond. On dirait même qu’elle a encore plus peur que lui.

– Il ne devrait pas sortir, dit-elle.

Jake se remet à dessiner. Il sait que la petite fille n’est pas réelle, même si elle en a l’air. Même s’il désire tant qu’elle le soit.

– Il n’arrivera rien, murmure-t-il.

– Si. Tu sais très bien que si.

Jake secoue la tête. C’est important de se montrer raisonnable, d’être comme un grand, parce que papa compte sur lui pour être un grand garçon. Alors il continue de colorier son dessin, comme si elle n’était pas là. Parce qu’elle n’est pas là.

Il sent monter l’exaspération de la petite fille.

– Tu n’as pas envie qu’il la voie, dit-elle.

Jake continue de colorier.

– Tu ne veux personne d’autre à la place de ta maman.

Jake s’arrête de colorier.

Non, bien sûr qu’il ne veut pas, et ça n’arrivera pas, n’est-ce pas ? Mais il ne peut pas nier non plus que papa était bizarre en parlant de ce soir. De nouveau, le sentiment n’est pas assez précis pour qu’il lui donne un nom, mais tout semble décalé et faux, comme si on lui cachait une raison.

Personne ne remplacera maman. Papa ne veut pas non plus.

Ensuite, il se souvient de ce que papa avait écrit. Ils en avaient parlé ensemble pourtant. C’était faux, comme les mots dans les livres. D’un autre côté, papa était triste ces derniers temps, il a besoin d’écrire, ça l’aide. C’est important. Jake doit laisser papa être papa, pour qu’il redevienne à la fois lui-même et son papa.

Jake doit se montrer courageux.

La petite fille pose la tête sur son épaule, ses cheveux lui chatouillent le cou.

– J’ai peur, Jake. Empêche-le de sortir.

Au moment où elle va ajouter quelque chose, il entend des pas dans l’escalier, la petite fille disparaît.