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Quand nous redescendons, Jake est toujours allongé sur le plancher, le crayon à la main. Il ne dessine plus mais fixe un point dans le vide. On dirait même qu’il est au bord des larmes.

– Jake ? Ça va, fiston ?

Il hoche la tête, mais je ne suis pas convaincu.

– Dis-moi ce qui ne va pas.

– Rien.

– Tu t’inquiètes pour ce soir ?

Il hésite.

– Oui.

– Tout ira bien. Et ça te changera un peu de passer du temps avec quelqu’un d’autre que moi.

Ses yeux me transpercent. Il a toujours l’air fragile et frêle, mais je ne lui ai jamais vu une expression pareille.

– Tu crois que je n’ai pas envie d’être avec toi, papa ?

– Approche, mon grand.

Je le prends sur mes genoux pour un câlin, il se niche contre moi.

– Détrompe-toi, Jake, ce n’est pas du tout ce que je pense. Et ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

Enfin, un peu quand même. L’une de mes plus grandes angoisses depuis la mort de Rebecca, c’est de ne pas réussir à établir le contact avec lui. Deux étrangers sous le même toit. D’où mon impression qu’il serait mieux sans moi et mes misérables tâtonnements de père. À l’école, quand il s’éloigne sans un regard en arrière, j’ai la conviction qu’il le pense.

Mais croit-il vraiment que je ne veux pas de lui ? Que j’ai réservé ma soirée pour l’éviter ? Que c’est pour ça que je l’ai inscrit au Club 567 ? Oui, j’ai besoin de m’aérer l’esprit, mais pas au point de me débarrasser de mon fils. Jamais.

Tout cela est fort triste. Lui et moi éprouvons le même désespoir. Lui et moi tentons de nous trouver sans jamais y parvenir.

– J’ai envie d’être avec toi, mon grand. Et je te promets de rentrer vite.

– Tu dois vraiment y aller ? demande-t-il en s’agrippant à moi.

Ah. Je suppose que la réponse est non, je ne suis pas obligé de sortir. Je suis même de moins en moins enclin à y aller si cela l’affecte autant.

– Je ne suis pas obligé de sortir, Jake, mais je te promets que tout ira bien. Tu vas bientôt aller te coucher, après tu dormiras, et quand tu te réveilleras je serai là, comme d’habitude.

Il réfléchit à ce que je viens de dire. Pendant ce temps, son anxiété me gagne. L’appréhension. La peur, presque panique, qu’il arrive quelque chose. C’est stupide, il n’y a aucune raison à cela, et pourtant, je devrais peut-être rester à la maison. Je suis sur le point de le proposer, quand il acquiesce.

– D’accord, papa.

– Bien. Bonne nuit, fiston. Je t’aime très fort.

– Moi aussi, je t’aime très fort.

Il descend de mes genoux. Je rejoins mon père, qui est resté à la porte du salon pendant cette mise au point.

– Jake va bien ?

– Oui. S’il y a quoi que ce soit, appelle-moi. Tu as mon numéro.

– Oui. Il n’y aura pas de problème, mais je comprends que cela lui fasse bizarre… On va bien s’entendre, toi et moi, tu vas être gentil avec moi, n’est-ce pas, Jake ? dit mon père en parlant plus fort.

Jake, qui a repris son dessin, hoche la tête. Je le regarde, penché sur sa feuille, appliqué à colorier sans dépasser le trait, et je ressens un indescriptible élan d’amour pour mon fils. L’un de ceux qui raffermissent la détermination. Nous nous remettrons en selle, Jake et moi. Tout ira bien. Je veux être avec lui, il veut être avec moi, nous trouverons la solution pour que nos vies s’accordent ensemble.

– Je m’absente deux heures. Pas plus, dis-je à mon père.