Pete s’apprête à faire la lecture du livre de chevet.
Ton père aimait les mêmes histoires lorsqu’il était enfant. La remarque manque de lui échapper.
Dans la lumière tamisée de la chambre, et avec Jake allongé sous sa couverture, Pete a l’impression d’être revenu à une autre époque. Il se souvient des livres qu’il lisait à Tom petit garçon. Ceux de Diana Wynne Jones étaient ses préférés.
Power of Three. Il n’a pas mémorisé l’histoire, mais la couverture lui est familière. Ses doigts le démangent de feuilleter cette vieille édition. La jaquette est déchirée, la tranche si élimée que le titre s’est effacé. Était-ce avec cet exemplaire qu’il faisait la lecture à Tom ? Sûrement. Tom l’aura conservé, et maintenant il le lit à son tour à son propre fils. Ce n’est pas juste une histoire transmise de père en fils, mais ce sont exactement les mêmes pages qui la contiennent.
Pete s’émerveille.
Ton père aimait les mêmes histoires lorsqu’il était enfant.
Il s’empêche de le prononcer. Parce que Jake ignore le lien qui les unit, et que ce n’est pas à lui d’en parler. Ce ne le sera jamais et c’est légitime. S’il soutenait qu’il n’est plus le père des pires souvenirs de Tom, il ne pourrait pas davantage évoquer les bons souvenirs.
Cet homme-là a disparu et avec lui, tout a disparu. Un nouvel homme le remplace.
– Bien. Je commence à quelle page ?
Sa voix s’accorde à la lumière douce et à la quiétude de la chambre.
Après la lecture, il redescend au salon, s’assoit mais ne touche pas à son propre livre. La chaleur de là-haut l’habite encore, il prolonge le moment.
Longtemps, il s’est enseveli dans les distractions à l’aide des livres, des aliments et de la télévision – ses rituels – pour empêcher son esprit d’aller vers les directions plus dangereuses. Il n’en éprouve pas le besoin maintenant. Les voix qui l’affligeaient se sont tues. L’envie de boire est éteinte ce soir. Il la sent comme une bougie qu’on vient de souffler, et dont la flamme n’est plus.
C’était tellement bon de lire pour Jake. Le petit s’est montré attentif, puis au bout d’une page ou deux il a pris le relais. Il déchiffrait lentement, mais son vocabulaire est impressionnant. Impossible de ne pas s’imprégner de la quiétude du moment. Pete a certainement gâché l’enfance de Tom, mais son fils n’a pas commis la même erreur avec le sien.
Quinze minutes plus tard, Pete remonte voir Jake et le trouve déjà endormi. Il le dévore des yeux, émerveillé par sa tranquillité.
Voilà ce que tu as perdu avec l’alcool.
Il se l’est si souvent répété devant la photo de Sally, alors que son esprit esquivait les souvenirs de la vie qu’il avait perdue. La plupart du temps, c’était suffisant, mais parfois, ça ne l’était pas, et ces derniers mois ont été les plus éprouvants. Mais il a résisté. Maintenant, devant Jake endormi, il en éprouve une immense satisfaction. Le futur reste incertain, mais il y en a un.
Regarde ce que tu as gagné en arrêtant.
Cette pensée est bien meilleure. Comme la différence entre regret et soulagement, entre un âtre froid aux cendres grises et un feu pétillant. Il n’a pas perdu ceci. Il ne l’a pas encore pleinement trouvé mais il ne l’a pas perdu.
Pete redescend, il essaye de lire, mais se laisse distraire par ses réflexions sur l’enquête et son téléphone qu’il consulte régulièrement. Aucune nouvelle. Vu l’heure, Amanda doit déjà être repartie de chez Francis Carter. Ce dernier est soit en taule soit en cours d’interrogatoire, ce qu’il espère. Si Amanda est trop occupée pour le tenir informé, tant mieux, c’est que l’enquête avance dans la bonne direction.
Francis Carter.
Il se souvient très bien de l’enfant. Bien sûr, le fils Carter est aujourd’hui radicalement différent : un homme formé à partir du garçon, mais distinct. Il y a vingt ans, Pete l’a rencontré, mais la plupart des entretiens étaient menés par des officiers de police entraînés aux enfants. Francis était petit, pâle, hanté, il fixait la table de ses yeux mi-clos, lâchant à peine un mot en guise de réponse. Le traumatisme du père sur l’enfant vulnérable qui avait traversé l’enfer était évident.
Les mots de Carter lui reviennent.
Son T-shirt est rabattu sur sa figure, donc je ne le vois pas bien, mais c’est comme ça que je les aime.
Les enfants étaient tous les mêmes pour lui, n’importe lequel faisait l’affaire. Il ne voulait pas voir leur visage. Pourquoi ? Carter imaginait-il son fils, un garçon intouchable, à la place de ses victimes ? Le monstre aurait alors déversé sa haine sur des enfants du même âge ?
Pete réfléchit.
Dans ce cas, comment l’enfant réagit-il ? Il se sent profondément dévalorisé, coupable pour les vies anéanties, il se dit qu’il mérite de mourir aussi. Il veut réparer les torts, aider des enfants semblables à lui car, en le faisant, il pansera ses propres plaies.
Ce gars-là prend soin des autres.
Ce que Carter a dit de l’homme dont il lui montrait la photo.
Avec un sourire.
Vous n’écoutez pas, Pete.
Neil Spencer est resté captif deux mois et a été bien traité durant tout ce temps. Quelqu’un s’est occupé de lui jusqu’à ce que cela déraille, qu’il soit tué et que l’assassin se débarrasse du corps là où Neil avait été enlevé. Pete se souvient de ce qu’il a pensé cette nuit-là : la personne rend le cadeau dont elle ne veut plus.
Maintenant, il pense différemment. Cela pourrait être une expérience ratée.
Jake se met à hurler.