– Je suis sûre que tout va bien.
Karen le dit avec légèreté. Elle a sûrement raison, c’est moi qui dramatise, mais je me dépêche quand même de rentrer. Elle n’a pas hésité à m’accompagner et me suit tant bien que mal. Si elle n’était pas là, je courrais, parce que même si elle a raison j’ai un mauvais pressentiment.
Je rappelle le numéro de mon père pour la énième fois. Il a tenté de me joindre mais a coupé avant que j’aie le temps de décrocher. Ce qui signifie qu’un événement anormal s’est produit. Il ne décroche pas. Son téléphone sonne dans le vide.
– Merde.
Je coupe alors qu’on arrive à l’extrémité de ma rue. Mon père a peut-être appuyé sur une touche par erreur, ou bien il a changé d’avis au dernier moment. Mais il se montrait si respectueux et comblé que je lui aie demandé de garder Jake que son absence de réaction m’inquiète. Il n’aurait pas appelé sans raison. C’était forcément important.
Le champ en face de chez moi paraît dense. Personne de ce côté-ci, mais la nuit est trop sombre pour en être certain. J’accélère le pas, conscient de passer pour un stressé de la vie auprès de Karen. La panique me gagne, irrationnelle, profonde.
Jake…
Je remonte l’allée.
La porte est ouverte, un rai de lumière éclaire le perron.
Si tu laisses ta porte entrebâillée…
C’est là que je me mets à courir.
– Tom !
Je stoppe mon élan sur le seuil. Il y a du sang en bas de l’escalier.
– Jake ?
La maison est silencieuse. J’entre avec précaution, mon cœur tambourine dans mes oreilles. Karen m’a rejoint maintenant.
– Oh… Mon Dieu ! s’exclame-t-elle.
Je regarde à droite, ce qui m’attend dans le salon n’arrive pas à faire sens. Mon père gît, de dos, roulé en boule sous la fenêtre comme s’il dormait. Il est dans une mare de sang. Du sang partout sur le corps, et autour de la tête. Il est complètement immobile. Je reste là, incapable de réaliser.
Karen remue. Je me rends compte alors qu’elle est livide, qu’elle a les yeux exorbités, une main devant sa bouche ouverte.
Jake, je pense.
– Tom…
Je n’entends rien parce que la pensée de mon fils me ramène à la vie, me remet en mouvement. Je contourne Karen pour me précipiter dans l’escalier que je monte quatre à quatre, aussi vite que possible. En priant, en pensant : Je Vous en supplie !
– Jake !
Encore du sang sur le palier. L’empreinte d’une semelle détrempée de sang appartenant à celui qui a commis l’atrocité d’en bas. Quelqu’un a attaqué mon père, puis est monté ici… monté ici pour…
La chambre de mon fils.
J’entre. Les draps sont rabattus proprement. Jake n’est pas là. Personne n’est là. Je reste pétrifié plusieurs secondes, la peur court dans mes veines.
J’entends Karen qui parle à toute allure au téléphone. Ambulance. Police. Urgent. Une marmelade de mots. Mon esprit est en déroute, comme si mon cerveau était soudain surexposé à un kaléidoscope d’horreurs.
J’avance vers le lit.
Jake est parti. C’est impossible, Jake ne peut pas être parti.
C’est impossible.
La pochette avec ses secrets est par terre. Ce n’est qu’en la ramassant que je comprends que Jake ne serait jamais parti de son propre chef sans ses trésors. La réalité me frappe de plein fouet.
La pochette est ici, Jake n’est pas là.
Ce n’est pas un cauchemar. C’est la réalité.
Mon fils a disparu.
Alors seulement j’essaye de hurler.