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– Terminé ?

L’homme sursaute, perdu, incertain de l’endroit où il se trouve et de ce qu’on lui demande. Il reconnaît la serveuse qui lui sourit et réalise que sa tasse est vide.

– Pardon. Oui, merci.

Elle dessert tasse, soucoupe et petite cuillère en les posant sur son plateau.

– Autre chose ?

– Pas tout de suite. Merci.

Il n’a pas l’intention de commander une autre boisson, mais sa réponse polie lui paraît plus respectueuse. Il ne veut surtout pas qu’elle se souvienne de lui.

Il est bon à ce petit jeu, même s’il a l’impression que c’est facile de se fondre dans la masse. Les gens sont si souvent noyés dans le bruit de leur existence, somnambules dans leur propre vie, insouciants du monde qui les entoure. Hypnotisés par leur téléphone portable. Ignorants de ceux qui passent près d’eux. Les gens sont autocentrés, indifférents, ils ne font pas attention aux petits détails. Si on évite de sortir du lot, on disparaît de leur esprit aussi vite qu’un rêve envolé.

L’homme fixe Tom Kennedy, assis deux tables plus loin.

Et maintenant que la femme est partie, l’homme peut détailler Kennedy à loisir. Quand la femme était face à lui, il buvait son café, fondu dans le décor, feignant d’étudier son téléphone. Mais il écoutait leur conversation. Il se focalisait dessus, bloquant le bruit de fond des autres clients qui bavardaient. Avec de la concentration, il est facile d’extraire une seule source, comme un signal radio au milieu des ondes.

L’homme se félicite d’avoir écouté.

Lui et moi, on a parfois du mal à communiquer. Il n’est pas toujours facile.

L’homme est persuadé que Jake s’épanouirait sous son aile protectrice. Il lui offrirait le foyer qu’il mérite, tout l’amour et l’attention dont il a besoin. Lui-même se sentirait sur la voie de la guérison.

Et dans le cas contraire…

Le temps a une façon d’émousser les sensations. L’homme trouve à présent qu’il est plus facile de penser à Neil Spencer et à ce qu’il lui a fait. Les vagues de tremblements qu’il a subies juste après ont disparu. Les souvenirs sont devenus supportables, dépassionnés. Il éprouve même un certain plaisir à les évoquer. Parce que ce garçon-là l’a mérité, n’est-ce pas ? Il y a eu des moments de tranquillité et de bonheur pendant les deux mois passés en sa compagnie, quand tout paraissait juste. Il y a aussi eu une sensation de calme et de plénitude après le dernier jour. D’une certaine manière, ce jour était réconfortant.

Mais il n’en arrivera pas là.

Tom Kennedy se dirige vers la porte. L’homme plonge le nez sur son téléphone, tapote l’écran quand Kennedy passe près de lui.

L’homme reste encore assis quelques minutes. Il pense à ce qu’il vient d’entendre. Qui est ce Norman Collins ? Un nom qui ne lui est pas complètement inconnu. Un des autres, suppose-t-il, mais pourquoi a-t-il été arrêté seulement maintenant ? Voilà qui l’arrange bien, la police sera occupée ailleurs. Kennedy sera moins méfiant. L’homme doit juste attendre le bon moment, et tout ira bien.

Il se lève.

Plus il y a de bruit, plus c’est facile de se glisser dehors sans être remarqué.