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Je t’ai cherché pendant si longtemps.

Pete entre à l’hôpital et se dirige vers le sous-sol, où l’unité de pathologie est située. Il regarde son reflet dans le miroir de l’ascenseur. C’est bon, il a une tête normale, presque calme. Il est peut-être en morceaux à l’intérieur, mais de l’extérieur il est comme un paquet bien ficelé qui fera juste cling-cling si on le secoue.

Il ne souvient pas d’avoir été aussi fébrile.

Cela fait vingt ans qu’il cherche Tony Smith. Il se demande même si l’absence du garçon ne l’a pas soutenu en lui donnant un but, une raison de continuer, bien qu’il ait toujours enfoui cette idée au plus profond de ses pensées. Il n’empêche, l’affaire n’était pas close pour lui.

Donc, il se doit d’être présent.

Il déteste les autopsies, ce n’est pas nouveau. L’odeur de l’antiseptique ne parvient jamais à couvrir la puanteur sous-jacente, les lumières crues, les surfaces métalliques polies qui accentuent les corps exposés. La mort est palpable ici, étalée, banale. Les salles sont froides, cliniques, les tableaux blancs sont gribouillés d’annotations chimiques et biologiques. À chaque fois qu’il vient ici, il se dit que ce qui fait le sel de la vie humaine – les émotions, le caractère, l’expérience – brille par son absence.

Chris Dale, le médecin légiste, conduit Pete jusqu’à un brancard. Pete sent ses jambes flageoler, il lutte contre son envie de tourner les talons.

– Voici notre garçon, dit Dale.

Dale est réputé pour ses manières brusques avec la police, il réserve ses attentions à ses patients, comme il les appelle.

Notre garçon.

Sa façon de le dire ne laisse aucun doute : Dale considère les restes sous sa protection, l’indignité qu’ils ont subie est terminée, on s’occupe d’eux.

Notre garçon, pense Pete.

Les os posés sur la table ont la forme d’un petit enfant, mais le temps les a séparés les uns des autres. Il n’y a plus un lambeau de chair. Pete a vu beaucoup de squelettes au cours des années. D’une certaine manière, ils sont plus faciles à regarder que des cadavres encore recouverts de leurs chairs qui, dans leur sinistre immobilité, ressemblent toujours à des êtres vivants mais n’en sont plus. Un squelette est si éloigné de la réalité quotidienne qu’on peut le regarder avec moins d’émotion. Pourtant, la réalité vient toujours frapper : le fait que les gens meurent, et qu’au bout d’un certain temps seuls les os demeurent. Les os ne sont plus qu’un amas abandonné là où ils sont tombés.

– L’autopsie complète n’est pas terminée. Pour l’instant, je peux affirmer qu’il s’agit des restes d’un garçon, d’environ six ans quand il est mort. Rien encore sur les causes du décès et on ne le saura peut-être jamais, cela remonte à longtemps.

– Vingt ans ?

– C’est possible.

Dale lui montre une autre table.

– Nous avons aussi trouvé ceci. La boîte qui contenait le corps et qui l’a protégé. Et les vêtements, qui étaient en dessous.

Pete s’approche. Les vêtements sont vieux et couverts de toiles d’araignée, mais Dale et son équipe les ont extraits avec précaution. Ils forment une pile bien nette. Pete n’a pas besoin de la défaire pour savoir ce qu’elle contient.

Bas de survêtement bleu marine. Un petit polo noir.

Il revient vers le squelette. L’enquête l’a obnubilé pendant des années, et pourtant c’est la première fois qu’il voit Tony Smith. Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les photos du petit garçon figé pour toujours. Si les circonstances avaient été différentes, Pete aurait pu croiser dans la rue un Tony Smith de vingt-six ans sans jamais avoir entendu son nom. Il fixe le petit squelette brisé qui faisait partie d’un corps d’enfant, riche de tout ce qu’il aurait pu devenir.

Eux avec leurs espoirs, leurs rêves, et moi avec ce que j’avais fait.

Pete repousse les mots de Frank Carter et continue de regarder en silence, cherchant à absorber l’énormité de ce moment. Seulement, ce n’est plus Tony Smith qui est présent dans ces fragments d’os, cette coquille vide. Pete est resté en orbite pendant si longtemps grâce à ce petit garçon disparu, sa vie entière tournait autour du mystère de sa localisation. Ce centre de gravité n’est plus, pourtant sa trajectoire ne semble pas modifiée.

– Il y avait ça dans la boîte, dit encore Dale.

Pete lève les yeux sur le légiste, qui est penché sur la boîte, mains dans les poches. Pete s’approche. Un papillon est coincé dans une toile d’araignée. Il est mort mais les couleurs de ses ailes sont lumineuses, et les contours des dessins encore nets.

– L’âme des morts, dit Pete.

– Bravo, inspecteur. Je ne savais pas que vous étiez fan de papillons.

– J’ai vu un documentaire. J’ai beaucoup de soirées à occuper.

Pete se surprend lui-même. Il a toujours pensé qu’il lisait ou regardait la télévision pour tuer le temps. Ce papillon est relativement rare, se souvient-il. Dans l’émission, une équipe d’hurluberlus écumait les champs et les haies pour débusquer des spécimens. Ils finissaient par en trouver un. Ces papillons sont attirés par la charogne. Pete n’en a jamais vu, mais depuis le documentaire il était plus attentif pendant ses virées à la campagne, espérant que cela l’aiderait peut-être dans ses recherches.

Son téléphone vibre. Encore un message d’Amanda pour le mettre au courant de l’avancée de l’enquête. Après une nuit en cellule, Norman Collins a révisé sa position de « sans commentaire ». Il semble prêt à leur parler. Amanda compte sur Pete dès que possible.

Il traîne encore quelques minutes devant la boîte en carton. Elle est emballée dans du papier kraft. Une boîte qui a visiblement été scellée, rouverte, puis réemballée un certain nombre de fois il y a des années. Elle sera analysée dans l’espoir d’y trouver des empreintes digitales. Pete imagine les mains invisibles qui l’ont touchée. Il imagine ceux qui ont appuyé leurs doigts sur le carton, comme si celui-ci était une peau de substitution qui enveloppait secrètement les os.

Précieux pour les collectionneurs.

Pendant un instant, il se demande si ces gens-là ont pensé aux battements du cœur. Ou bien s’ils savouraient leur absence.