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À notre retour, la salle des opérations est très animée. Alors qu’une partie des effectifs poursuit les affaires en cours, une petite unité est affectée à la recherche de Francis, le fils de Frank Carter. Une tâche qui galvanise les troupes, le regain d’énergie est tangible. Après deux mois de piétinement et d’impasses, on a l’impression que l’horizon s’est dégagé.

Une piste qui ne débouchera pas forcément, se raisonne Amanda. Pas d’espoir démesuré, mais c’est toujours difficile de lutter contre.

– Non, dit Pete.

Il ajoute une feuille à la pile qui se trouve sur le bureau, entre eux deux.

– Non, dit Amanda, en en ajoutant une autre.

Après la condamnation de Carter, Francis et sa mère ont déménagé, munis d’une nouvelle identité pour se soustraire à l’infamie. L’opportunité leur était donnée de recommencer à zéro, sans l’ombre du monstre planant au-dessus de leurs têtes. Jane Carter est devenue Jane Parker, Francis est devenu David Parker. Ils se sont ensuite fondus dans la foule des anonymes grâce à ce nom passe-partout. La raison pour laquelle ils l’ont choisi, sûrement. Amanda et Pete doivent maintenant retrouver le bon David Parker parmi des milliers d’homonymes vivant dans le pays.

Feuille suivante, un David Parker de quarante-cinq ans. Celui qu’ils cherchent en a vingt-sept.

– Non, dit-elle.

Et ainsi de suite.

Ils travaillent en silence. Pete s’absorbe dans ce qu’il lit. Amanda suppose que c’est une façon de se détacher du reste. La conversation qu’il a eue avec Carter l’a forcément secoué, autant que les précédentes, mais elle sent une tension supplémentaire en lui. Pete a rencontré le fils de Carter, enfant. D’une certaine manière, il l’a sauvé. Amanda commence à cerner Pete, elle imagine ce qui se déroule dans sa tête depuis que l’enquête a pris cette nouvelle tournure : il ne s’épargne aucune question. Et si c’était ses propres actions qui avaient planté la mauvaise graine devenue le mal incarné ? Et si malgré ses intentions louables tout ceci était sa faute ?

– On n’est pas certains que Francis soit impliqué, dit-elle.

– Non.

Pete ajoute une nouvelle feuille à la pile.

Amanda soupire, déçue de constater que rien ne détournera Pete de ses cogitations. Pourtant, elle a raison. Certes, Francis Carter a beaucoup souffert, mais cela ne présage pas forcément du pire. Amanda a vu de nombreuses personnes à l’enfance terrible devenir sains d’esprit à l’âge adulte. Il y a autant de chemins pour sortir de l’enfer que de personnes, et la grande majorité s’en sort.

La première enquête lui est aussi suffisamment familière pour savoir que Pete n’a pas commis d’erreur. Il a travaillé aussi bien qu’un autre, poussant même très loin son obstination à ne pas lâcher Jane Carter. Pete a suivi son instinct, il s’est focalisé sur Frank Carter jusqu’au bout. Il n’a pas réussi à sauver Tony Smith, mais est-ce possible de sauver tout le monde dans ce métier ? Il y a toujours des erreurs de parcours découvertes trop tard.

De fil en aiguille, Amanda réalise que le même raisonnement s’applique dans sa propre enquête : les opportunités qu’elle aurait manquées pour Neil Spencer, celles qu’elle n’a même pas eu la chance de saisir, toutes pourraient peser après coup au point de la couler.

Elle chasse ses pensées et reprend une fiche.

– Non.

Une de plus.

– Non.

Ses mots s’égrènent en litanie. Non. Non. Non. Ce n’est qu’après trois non de suite qu’elle remarque l’absence d’écho. Pete est anormalement silencieux. Il fixe son téléphone portable.

– Quoi ? demande-t-elle.

– Rien.

Pourtant il y a quelque chose : il sourit. Amanda a du mal à le croire, c’est la première fois qu’elle lui trouve un visage adouci. Pete est toujours grave, sérieux, sombre comme une maison aux lampes toujours éteintes. Pour l’instant, l’une d’entre elles est allumée. Le message qu’il vient de recevoir, sans doute. Une femme ? Ou un homme, après tout, elle ignore tout de sa vie privée. Finalement, cela lui plaît de voir Pete différent. Une brèche bienvenue dans l’austère tableau habituel et inquiétant.

Amanda voudrait que la lueur ne disparaisse pas.

– Si, on dirait, insiste-t-elle sur un ton léger.

– Quelqu’un me demande si je suis libre ce soir… mais je ne le suis pas, dit-il en reprenant une feuille.

– Voyons, Pete, c’est ridicule : vous l’êtes, évidemment. C’est mon enquête, pas la vôtre. Je resterai plus tard s’il le faut, mais vous, vous partez à la fin de la journée.

– Non.

– Si ! Ne craignez rien, s’il y a quoi que ce soit, je vous appelle.

– C’est moi qui dois rester éplucher ces fiches.

– Même si on trouve le bon David Parker, on n’a aucune idée de son rôle. C’est juste une hypothèse de travail pour l’instant. Et s’il est impliqué, je pense que ce serait mieux pour vous comme pour lui, qu’une autre personne s’en charge. Je sais que cette enquête vous tient à cœur, mais vous ne pouvez pas vivre dans le passé, Pete… Vous avez le droit, le devoir même, de déposer le fardeau en sortant d’ici.

Amanda est persuadée qu’il va encore protester, mais finalement il acquiesce.

– On ne doit pas vivre dans le passé, vous n’auriez pu mieux dire.

– Oh je sais bien que j’ai raison. Croyez-moi sur parole…

– Alors d’accord.

Il sourit de nouveau, attrape son portable et commence à taper une réponse. Il est lent, comme s’il n’était pas habitué. Ou alors, il est nerveux. Toujours est-il qu’Amanda est heureuse pour lui, cela fait du bien de le voir transformé. De savoir que c’est possible.

Vivant, se dit-elle en le regardant.

Après tout ce qu’il a traversé, il ressemble à un homme qui aurait enfin trouvé un but.