Les premières quarante-huit heures après la disparition d’un enfant sont cruciales.
Quand Neil Spencer a disparu, les deux premières heures ont été perdues car personne ne le savait. Pour Jake Kennedy, l’avis de recherche a été lancé dès que le père et son amie sont rentrés à la maison. Amanda était avec Dyson, à cinquante kilomètres de Featherbank. Ils sont revenus pied au plancher.
Vingt-deux heures maintenant, Amanda est devant la maison de Tom Kennedy. Un enfant a disparu, la machine est en marche. Toutes les fenêtres sont éclairées, la drôle de bâtisse bruisse d’activité. Des ombres passent derrière les rideaux, des policiers frappent aux portes des maisons voisines pour interroger les habitants. Des torches balayent le champ qui borde la rue. Des témoignages sont tapés, les vidéos de surveillance sont consultées. Toute la brigade est mobilisée.
En temps normal, Pete aurait pris part à ces recherches, mais pas ce soir bien sûr. Amanda sort son téléphone, appelle l’hôpital, puis écoute aussi calmement que possible. Pete n’a toujours pas repris connaissance, son état reste critique. Merde. Il tenait pourtant une forme physique incroyable pour son âge, mais cela n’a pas compté ce soir. Il se sera laissé surprendre ? Pete a reçu des coups de poing, mais a surtout été poignardé au flanc, au cou et à la tête. Une attaque d’une violence inouïe. Une tentative de meurtre. Les heures à venir le diront. Les médecins ne se prononcent pas sur ses chances de survie. Amanda espère que sa bonne condition physique l’aidera.
Tenez bon, Pete.
Il s’en sortira. Il le faut.
Amanda consulte le fil d’infos sur sa tablette. Rien de nouveau. La déposition de Tom Kennedy est déjà enregistrée, ainsi que celle de la femme qui l’accompagnait. Karen Shaw. Amanda reconnaît son nom. Shaw est chroniqueuse en affaires criminelles. D’après ce que ces deux-là affirment, ils étaient seulement sortis boire un verre entre amis. Leurs enfants fréquentent la même école, admettons, mais Amanda espère, pour le bien de chacun, que Shaw est plus digne de confiance que certains individus de sa profession. Surtout maintenant.
Parce qu’elle ignore toujours pourquoi Pete se trouvait dans cette maison.
Il semblait si gai cet après-midi en lisant le message qu’il avait reçu. Amanda avait pensé à un dîner galant, mais finalement, c’était ce rendez-vous. Du fait de ses fonctions dans l’enquête, Pete n’aurait pas dû se trouver dans cette maison. Un manquement à son devoir. Ce qui la chiffonne, c’est qu’elle l’a poussé, parce qu’elle voulait le voir heureux. Si elle n’avait pas insisté, il serait encore vivant.
Il est toujours vivant.
Amanda doit s’y accrocher. Ce n’est pas le moment de flancher ni de manquer de professionnalisme, elle doit rester concentrée, refouler ses émotions. La culpabilité. La peur. La colère. Si elle baisse la garde, cela se bousculera au portillon. Et c’est mauvais.
Pete est toujours vivant.
Jake Kennedy est toujours vivant.
Elle ne perdra aucun des deux. Mais pour l’instant, elle ne peut agir que pour un seul.
Du coup, elle referme sa tablette et sort de la voiture.
Amanda évite avec précaution les traces de sang au bas de l’escalier puis se dirige vers le salon. Elle se prépare mentalement à ce qui l’attend. L’équipe des légistes est à l’œuvre, elle mesure, analyse, prend des photos. Amanda ne les interrompt pas, elle fixe la table ronde renversée, le sang qui la macule et qui s’étale sur le plancher. Il y en a suffisamment pour que l’air soit imprégné d’une odeur particulière. Amanda a vu bien pire depuis ses débuts dans ce métier, mais savoir que Pete a été attaqué ici signifie que ce qu’elle voit est impossible à accepter.
Le ballet des légistes continue autour d’elle. Leur boulot est si cafardeux que la pièce s’apparente déjà à une scène de crime. Comme si chacun connaissait déjà la vérité qu’elle se refuse à regarder en face.
Amanda gagne le bureau. Les étagères sont remplies de livres. Quelques cartons dans un coin sont encore à vider. Tom Kennedy fait les cent pas, il arpente la pièce en suivant le même itinéraire élaboré, comme un animal dans son enclos. Karen Shaw est assise devant le bureau, les yeux rivés au sol.
Tom remarque Amanda et s’arrête. Elle reconnaît l’expression de son visage. Les gens affrontent ce genre de situation de différentes façons, certains gardent un calme olympien, d’autres s’immergent dans une suractivité débordante, mais dans chaque cas le comportement implique des mouvements, de la nervosité. Pour l’instant, Tom Kennedy panique et lutte pour se contenir. S’il ne peut pas aller vers son fils, il a tout de même besoin d’aller quelque part. Après s’être arrêté de marcher, son corps commence à trembler.
– Bonsoir, Tom, je sais que c’est difficile. Je sais que cela vous terrifie, mais j’ai besoin que vous m’écoutiez, et que vous me fassiez confiance. Nous allons retrouver Jake. Je vous le promets.
Tom regarde Amanda, il ne la croit pas, c’est évident. Peut-être aussi qu’elle ne pourra pas tenir sa promesse. Mais elle y croit avec une détermination qui lui brûle les tripes. Elle n’arrêtera pas, n’aura aucun répit tant que Jake ne sera pas retrouvé et son ravisseur sous les verrous. Le même homme qui a enlevé Neil Spencer. Celui qui a cruellement blessé Pete.
Je ne perdrai pas un autre enfant.
– Nous pensons avoir identifié le ravisseur, nous le trouverons. Je vous en donne ma parole. Tous les officiers de ma compagnie sont à la poursuite de cet homme et cherchent votre fils. Nous vous le ramènerons sain et sauf.
– Qui est-ce ?
– Je ne peux pas vous le dire pour l’instant.
– Mon fils est seul avec lui.
Elle peut lire sur le visage de Tom la succession de possibilités qui défile dans sa tête : les pires horreurs en chapelet.
– Je sais que c’est insoutenable, Tom, mais j’insiste : il s’agit très certainement du même ravisseur que pour Neil Spencer, or il avait pris soin de l’enfant au début.
– Et l’a assassiné après.
Amanda n’a pas de réponse. Elle repense au studio abandonné visité quelques heures plus tôt et à la façon dont Francis Carter a recréé les décorations de la remise de son père. Francis a vu les horreurs quand il était enfant, il ne s’est jamais vraiment échappé de cette pièce, une part de lui est restée prisonnière, incapable d’avancer. Oui, il a pris soin de Neil Spencer durant quelque temps, puis une pulsion a jailli. Et il n’y a aucune raison de penser que l’homme l’endiguera avec Jake. Au contraire, quand la digue est rompue, ce genre d’assassin a tendance à accélérer le tempo.
Mais elle n’est pas prête à nourrir l’idée maintenant. Tom, bien sûr, n’a pas ce luxe.
– Pourquoi Jake ? articule-t-il, avec difficulté.
– Nous n’avons pas de certitudes.
Le désespoir de sa question lui est aussi familier. Face à la tragédie, il est naturel de chercher des raisons, de se demander pourquoi elle n’a pu être empêchée. C’est un moyen de soulager la souffrance, mais cela ne fait que raviver la culpabilité.
– Mais nous pensons que le suspect s’intéressait à cette maison, de la même façon que Norman Collins. Il aura découvert que votre fils vivait ici et a décidé de le cibler.
– Il a fait une fixation sur lui, c’est ça ?
– Oui.
Le silence retombe, lourd.
– Comment il va ? demande Tom.
Amanda pense d’abord à Jake, puis elle réalise que Tom, dont le regard est fixé vers le salon, parle de Pete.
– Il est en soins intensifs. Dans un état critique. C’est ce qu’on m’a dit il y a une heure… Mais Pete est un battant. Si quelqu’un peut s’en sortir, c’est bien lui.
Tom hoche la tête, comme si ces paroles trouvaient un écho en lui. Ce qui n’a aucun sens, il connaît à peine Pete, pense-t-elle. Une fois de plus, Amanda se souvient de la joie manifestée par Pete, de sa soudaine transformation après le message.
– Que faisait-il chez vous ? Il n’aurait pas dû être ici.
– Il gardait Jake.
– Mais… Pourquoi lui ?
Tom garde le silence. Amanda l’observe. Il hésite, cherche ses mots. Soudain, un éclair lui traverse l’esprit : elle a déjà vu cette expression. Ce hochement de tête. L’angle de sa mâchoire. Le sérieux des sourcils froncés. Sous cette lumière crue, le visage hanté de Tom Kennedy ressemble à celui de Pete.
Bon Dieu.
Puis il remue et la ressemblance disparaît.
– Il m’a laissé sa carte en disant que je pouvais l’appeler. Lui et Jake… Jake l’aime bien. Ils s’apprécient.
Il bute sur les mots de la fin. Amanda continue de l’observer. Elle ne voit plus de ressemblance, mais elle ne l’a pas inventée. Tant pis, elle décide que ce n’est pas prioritaire, cela attendra. Pour l’instant. Et même si elle a raison, les répercussions peuvent attendre aussi.
Pour l’instant, Amanda a besoin de retourner au bureau si elle veut tenir son engagement.
– Je dois vous laisser pour chercher votre fils et le ramener à la maison.
– Et moi, je fais quoi ?
En effet, Tom ne peut pas rester ici ce soir.
– Vous n’avez pas de famille dans le coin ?
– Non.
– Tu peux venir chez moi, sans problème, propose Karen.
– Vous en êtes certaine ? lui demande Amanda.
L’inspectrice a la conviction que Karen mesure la gravité de la situation. Tom ne répond pas. Malgré ses réserves quant au métier de Karen, Amanda espère qu’il acceptera. Cela lui enlèverait le souci de lui réserver un hôtel. De toute évidence, il a envie de dire oui, c’est un homme sur le point de sombrer. Amanda décide de le pousser :
– Entendu. Voici ma carte avec ma ligne directe. Demain, je vous mettrai en contact avec le bureau des familles, mais en attendant, appelez-moi si besoin. J’ai votre numéro. S’il y a du nouveau, y compris pour Pete, je vous préviens dans la minute.