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La journée est finie, la nuit est fraîche.

L’homme est devant chez lui, il se réchauffe les mains sur un mug de café. Sa porte d’entrée est ouverte, l’intérieur est sombre et silencieux. Le voisinage est si calme qu’il a l’impression d’entendre la vapeur s’échapper de sa boisson.

Sa maison est au bout d’une impasse reculée, dans un quartier mal famé, à quelques kilomètres de Featherbank. Un choix motivé en partie par des raisons financières, mais aussi par souci de préserver sa vie privée. La maison voisine la plus proche est inoccupée, les habitants des suivantes se terrent chez eux quand ils ne boivent pas comme des trous. La petite allée qui mène à sa maison est envahie par la végétation qui protège ses allées et venues. Il n’y a jamais de voiture par ici. Ce n’est pas une ruelle où l’on vient, ou que l’on traverse pour se rendre quelque part. C’est tout simplement un endroit qu’on évite.

Francis aime penser que sa présence contribue à cette mauvaise réputation. Que si un pékin venait se perdre ici, il comprendrait que ce n’est pas un coin où il fait bon traîner.

Un peu comme la maison de Jake Kennedy.

La maison flippante.

L’homme se souvient des monstruosités qu’il a vécues durant son enfance. Il était de notoriété publique que l’endroit était dangereux, pourtant les enfants ignoraient pourquoi. Certains disaient la maison hantée, d’autres soutenaient qu’un meurtrier y avait vécu. Tout cela sans raison, bien sûr, c’était lié à l’allure inquiétante de la bâtisse. Si les enfants n’avaient pas évité Francis, il leur aurait expliqué pourquoi la maison faisait peur. Mais aucun n’avait osé se lier d’amitié avec lui.

Tout cela lui semble bien loin dans le passé. Il se demande si la police est remontée jusqu’à son ancien logement. Si oui, cela n’a aucune importance, il a si peu laissé derrière lui. Beaucoup de poussière surtout. C’est si simple de devenir quelqu’un d’autre si on le souhaite. Cela ne lui a même pas coûté mille livres pour acheter une nouvelle identité à un homme basé à une centaine de kilomètres d’ici. Depuis, il s’est construit une coquille pour amorcer sa transformation, de la même façon qu’une chenille émerge de son cocon, nouvelle, puissante, méconnaissable.

Pourtant, les traces de l’enfant terrorisé qu’il était demeurent. Francis ne porte plus son nom depuis des années, mais il se pense encore dans cette peau d’avant. Il se souvient de son père qui l’obligeait à regarder les atrocités qu’il faisait subir aux garçons. Francis a compris aux grimaces de son père que c’était lui qu’il haïssait, lui son fils unique. Et qu’il lui ferait pareil s’il le pouvait. Les victimes n’étaient que des remplaçants. Francis a toujours su qu’il était inutile, repoussant. Il n’a pas pu sauver ces garçons, tout comme il n’a pas su apaiser l’enfant qu’il était. Mais il peut tenter de réparer des torts. Parce qu’il y a tellement d’enfants qui lui ressemblent dans le monde et qu’il n’est pas trop tard pour en protéger quelques-uns.

Jake et lui se feront du bien.

Francis boit son café, observe les constellations dans le ciel étoilé. Ses pensées dérivent vers la violence qui régnait à la maison. Sa chair palpite encore, mais il sait que son esprit doit chasser cette sensation. Même s’il se doutait que la soirée impliquerait une confrontation physique, il est encore surpris de la facilité avec laquelle il s’en est acquitté. Il avait tué une première fois et cela a été très simple de tuer à nouveau. Comme si ce qu’il avait été forcé de faire à Neil avait enclenché un mécanisme interne, libérant des désirs dont il était vaguement conscient.

Cela lui a fait un bien fou.

Il renverse son café. Il remarque que sa main tremble.

Il se force à se calmer.

Mais une part de lui refuse. Se souvenir de l’expérience Neil Spencer lui semble plus facile, maintenant, il ne nie plus que l’acte de tuer lui a procuré de la jouissance. Jusqu’à présent, il avait peur de se l’avouer. Maintenant qu’il y repense, il se dit que son père aurait pu être là.

Pour le regarder.

Pour acquiescer.

Tu comprends maintenant, n’est-ce pas, Francis ?

Oui, il comprend pourquoi son père le haïssait tant. Il n’était qu’une créature futile. Mais il n’est pas davantage aujourd’hui. Alors il se demande ce qu’il lirait dans les yeux de son père. Père et fils pourraient-ils se pardonner ce qu’ils étaient, à la lumière de ce qu’ils sont devenus ?

Je suis comme toi, tu vois.

Tu n’as plus à me haïr.

Non, non, Francis secoue la tête. Il divague. Ce qui est arrivé à Neil était une erreur. Il doit se concentrer sur Jake, s’occuper de Jake.

Le garder sain et sauf. L’aimer.

Parce que tous les enfants ont besoin d’amour. Être aimés de leurs parents. Le cœur de Francis se déchire à cette pensée.

Oui, c’est ce qu’il faut aux enfants. Plus que tout.

Il termine son café. Beurk, il est froid. Il vide la tasse dans les herbes puis rentre chez lui, délaissant le monde extérieur silencieux pour le silence de son univers intérieur.

Il est l’heure de souhaiter bonne nuit à l’enfant.

Plus d’erreur.

Pourtant, en montant l’escalier, il repense à la jouissance qu’il a éprouvée en tuant Neil Spencer.

Je suis comme toi, tu vois ?

Ce n’était peut-être pas une erreur si terrible que ça, après tout.