Quand on se réveille d’un cauchemar, tout va mieux.
Mais pas là.
Quand Jake ouvre les yeux, il est d’abord désorienté. La chambre est trop claire. La lampe est allumée, ça ne va pas. Puis, seulement, il réalise que ce n’est pas sa chambre mais celle d’un autre enfant, ce qui ne colle pas non plus. Sa tête est tellement sonnée qu’il ne comprend pas, sauf la sensation de nœud dans son cœur. Le monde tangue autour de lui quand il s’assoit. Un souvenir commence à revenir, le nœud se resserre alors, plus vite, et la panique le gagne.
Il devrait être à la maison. Il était à la maison. Mais l’homme a monté l’escalier jusqu’à sa chambre, puis quelque chose est venu se poser sur sa figure. Et puis…
Plus rien.
Jusqu’à ce qu’il se réveille ici.
Il y a dix minutes peut-être. Au début, Jake a cru à un autre cauchemar, un nouveau, parce que c’en est un forcément. Mais maintenant, sans se pincer, il sait que c’est pour de vrai. Sa peur est trop forte. S’il dormait encore, cette peur l’aurait réveillé. L’homme qui a enlevé Neil Spencer lui a fait du mal, Jake s’en souvient aussi, alors il se demande à nouveau si ce n’est pas un cauchemar. Le genre de cauchemar dont on ne sort pas. Le monde est rempli d’hommes méchants et de mauvais rêves qui n’arrivent pas seulement durant le sommeil.
Il regarde près de lui.
La petite fille est là !
– Oh ! Tu es…
– Chut ! Pas trop fort. Il ne doit pas savoir que je suis là.
Parce que, bien sûr, elle n’y est pas, Jake le sait parfaitement. Mais il est trop content pour penser à ça. Elle a raison. Ce serait embêtant que l’homme l’entende parler à quelqu’un. Ce serait…
– Très mauvais ? chuchote-t-il.
Elle acquiesce vigoureusement.
– Je suis où ? demande-t-il.
– Je ne sais pas, Jake. Tu es où tu es, c’est pour ça que je suis là aussi.
– Tu ne me quitteras pas ?
– Jamais. Jamais de la vie, Jake. Et je ferai de mon mieux pour t’aider, mais je ne peux pas te protéger. La situation est très sérieuse, tu le sais, n’est-ce pas ? Ça ne va pas du tout. Pas du tout du tout.
Jake est d’accord. Tout va mal, il n’est pas en sécurité, il a peur.
– Je veux mon papa.
Une parole sûrement pathétique, mais une fois sortie Jake ne peut plus l’arrêter. Alors, il la répète encore et encore, puis se met à pleurer, en pensant que si on le souhaite très fort, cela se réalisera. Il a l’impression que son papa est à l’autre bout de la terre.
– S’il te plaît, ne fais pas de bruit, dit la petite fille en posant la main sur son épaule. Il faut que tu sois brave.
– Je veux mon papa.
– Il va te retrouver. Tu sais bien qu’il y arrivera.
– Je veux mon papa.
– Allez, Jake, arrête de pleurer. S’il te plaît. Je veux que tu te calmes, dit-elle en serrant plus fort son épaule.
Il essaye de retenir ses larmes.
– C’est mieux, l’encourage-t-elle.
Jake continue de faire des efforts. La petite fille attend.
– C’est bien, Jake. Maintenant, il faut qu’on réunisse des infos sur l’endroit où tu es. Ça nous dira comment te sortir de là. D’accord ?
Il est d’accord. Il a toujours peur, mais ce que dit la petite fille est plein de bon sens. Il se lève et inspecte la chambre.
D’un côté, le mur monte à mi-hauteur puis oblique, comme dans un grenier. Cela signifie qu’il est sous le toit. Jake n’est jamais monté dans un grenier. Il pensait que c’était toujours sombre, poussiéreux, avec des cartons sur le plancher, et des araignées. Mais le sol de celui-ci est recouvert de moquette, les murs sont blancs, avec de l’herbe peinte le long de la plinthe, des papillons et des abeilles qui volent au-dessus. Cela aurait pu être agréable s’il n’y avait pas eu cette ampoule nue qui éclaire trop fort et qui donne l’impression que les insectes vont lui sauter à la figure. Dans un coin, une commode, dont les tiroirs ouverts sont remplis de jouets en plastique. Une penderie, aussi. Jake remarque les draps du lit aux motifs Transformers, ils sont démodés et usés.
Donc, Jake se trouve dans la chambre d’un autre enfant. Sauf que rien ici ne paraît naturel, comme si la pièce n’avait pas été conçue pour qu’un véritable garçon vive dedans.
En face de lui, une porte. Pas rassuré, il l’ouvre. Des toilettes et un lavabo. Une serviette de bain est accrochée à un anneau et il y a du savon sur le rebord du lavabo. Jake referme la porte. Un étroit couloir prolonge la chambre, au bout duquel se trouve un autre mur. Il s’y engage et se retrouve en haut d’un escalier sombre. En bas, une porte fermée.
Une rampe…
Jake remonte avant d’avoir descendu toutes les marches. Il court se réfugier près du lit.
Non, non, non.
L’escalier est presque le même que celui de l’ancienne maison.
Ce qui signifie qu’il ne doit pas regarder en bas…
Son cœur bat trop vite maintenant. Il a du mal à respirer.
– Assieds-toi, Jake.
Même ça, il n’y arrive pas.
– Respire, Jake.
Il ferme les yeux pour mieux se concentrer. Au début, c’est dur, mais, ensuite, l’air commence à entrer dans ses poumons, son cœur ralentit.
– Assieds-toi.
Il obéit à la petite fille. Elle remet la main sur son épaule, en ne prononçant rien d’autre que des petits mots rassurants. Quand sa respiration est redevenue normale, elle retire sa main, mais ne parle toujours pas. Elle voudrait qu’il descende vérifier la porte, il le sent, mais il en est incapable. Jamais. L’escalier est hors limites. Ça serait facile si seulement…
– De toute façon, c’est sûrement fermé, dit-elle.
Jake est soulagé. Elle a raison, donc il n’a pas besoin de descendre, n’est-ce pas ? Mais si l’homme l’y oblige ? Non, Jake refuse d’y penser, c’est trop pour l’instant. Et ça fait trop peur. Il ne peut pas et l’homme ne le portera pas.
– Tu te souviens de ce que ton papa a écrit ?
– Oui.
– Dis-le-moi.
– Même quand on se dispute, on s’aime très fort.
– C’est vrai. Mais cet homme n’est pas pareil.
– Ça veut dire quoi ?
– Je pense qu’ici tu dois te montrer très, très gentil. Il ne faut pas dire que tu n’es pas d’accord.
Elle a raison. S’il est méchant ici, ça ne se passera pas comme avec papa, où les choses finissent toujours par s’arranger. Jake pense même que si l’Homme aux murmures s’énerve après lui, cela pourrait très mal se terminer.
La petite fille se lève brusquement.
– Couche-toi. Vite !
Elle a l’air si affolée que ce n’est pas le moment de demander pourquoi. Jake se couche et rabat les couvertures de l’étrange petit lit sur lui. Il entend une clé tourner dans la serrure.
L’homme.
– Ferme les yeux. Fais semblant de dormir.
Jake ferme les yeux. C’est facile de faire semblant de dormir, cela lui arrive souvent à la maison parce que papa passe le voir et Jake veut lui faire plaisir. C’est plus difficile ici, mais quand il entend les marches craquer il se force à respirer lentement, profondément, comme les gens qui dorment. Il relâche aussi ses paupières, parce que ceux qui dorment ne les plissent pas, et puis…
Et puis, l’homme est dans la chambre.
Jake entend le bruit d’une respiration, puis il sent une présence terriblement proche. La peau de sa joue picote, l’homme est tout près du lit, et le regarde. L’observe. Jake garde les yeux fermés. S’il est endormi, il ne pourra rien se passer, n’est-ce pas ? Il n’y aura pas de dispute. Jake est couché comme un garçon bien obéissant.
Silence.
– Regarde-toi, murmure l’homme.
Il s’émerveille comme s’il ne s’attendait pas à trouver un petit garçon ici. Jake se retient de toutes ses forces quand une mèche de cheveux est soulevée de son front.
– Si parfait.
La voix est familière. Ça lui dit quelque chose mais il n’en est pas sûr. Mais il ne va pas ouvrir les yeux pour vérifier. L’homme se lève, puis s’éloigne rapidement.
– Je vais m’occuper de toi, Jake.
Un clic, puis c’est l’obscurité derrière ses paupières fermées.
– Tu es en sécurité, je te le promets.
Jake continue de respirer lentement, profondément, pendant que l’homme descend les marches, ouvre, referme la porte, tourne la clé dans la serrure. Encore là, il n’ose pas rouvrir les yeux. Il pense à ce que la petite fille a dit de papa. Qu’il le retrouvera.
Même quand on se dispute, on s’aime très fort.
Jake y croit. C’est même une des raisons pour lesquelles ce n’est pas grave que papa et lui se disputent. Son papa l’aime, prend soin de lui, même s’ils sont fâchés l’un contre l’autre, ils se réconcilient comme si rien ne s’était passé. Toujours.
Mais Jake sait aussi qu’il ne rend pas la vie facile à papa. Qu’il est souvent une source de perturbation au lieu de l’aider. Il pense à papa, qui est sorti sans lui ce soir. Et il se demande si papa est content de ne plus avoir Jake dans les pattes.
Non.
Papa va le retrouver.
Jake rouvre les yeux. La chambre est plongée dans le noir, sauf la petite fille, parfaitement éclairée, assise sur son lit. Elle est aussi brillante qu’une flamme de bougie. La lueur ne quitte pas ses contours et irradie autour d’elle.
– Qu’est-ce qu’on fait, Jake ?
– Je ne sais pas.
– Comment on est ?
Maintenant, il comprend.
– Courageux, murmure-t-il. On est courageux.