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Au moment de mourir, votre vie entière défile devant vos yeux, Pete se souvient de l’avoir entendu dire.

C’est vrai, il s’en rend compte maintenant, mais cela arrive aussi quand on vit encore. Tout passe si vite. Enfant, il s’émerveillait de la brièveté des papillons et des éphémères, et trouvait incroyable que certains ne vivent pas plus de quelques heures. Mais à présent il comprend que c’est vrai pour tout être, car ce n’est qu’une question de perspective. Les années s’accumulent de plus en plus vite, comme des amis se tenant par la main pour former des rondes de joie, qui tournent de plus en plus vite à l’approche de minuit. Soudain, la danse est finie.

Tout se brise.

Défile devant vos yeux comme pour Pete en cet instant.

Il regarde un enfant qui dort, sa chambre est à peine éclairée par la lumière du couloir. Le petit garçon est couché sur le côté, une mèche de cheveux glissée derrière l’oreille, ses mains l’une contre l’autre sur l’oreiller. Tout est calme. Le sommeil du petit, chaud sous ses draps, aimé, en sécurité, est paisible. Un livre écorné, encore ouvert, est abandonné au pied du lit.

Ton papa aimait les mêmes histoires quand il était jeune.

Ensuite, il y a un chemin de campagne. C’est l’été, tout est en fleurs. Le soleil l’oblige à cligner des yeux. Les haies qui encadrent le goudron tiédi sont luxuriantes, débordantes de vie. Les branches des arbres forment un toit au-dessus de sa tête, le feuillage est une canopée qui colore le monde en jaune et vert. Des papillons volettent çà et là. C’est merveilleux. Il était trop absorbé pour le remarquer, trop occupé à fouiner pour l’admirer. Maintenant, il voit ce paysage avec clarté et se demande comment il a pu se montrer si distrait.

Puis un flash, une scène si écœurante que son esprit la refuse. Il entend le bourdonnement nasal des mouches qui traversent l’air puant la vinasse. Un vilain soleil fixe les enfants sur le sol, qui ne sont plus des enfants. Le temps s’accélère alors, et c’est tant mieux. Il recule. La porte claque. Un cadenas s’enclenche.

Personne ne devrait voir l’enfer.

Ce n’est plus la peine de regarder dedans. Plus jamais.

Une plage. Sous ses pieds, le sable doux et fin comme de la soie, chauffé par le soleil lumineux qui est revenu remplir l’azur. La mer est un miroir aux reflets argentés. Une femme est assise près de lui, si près qu’il sent son bras nu sur sa peau. Elle tient un appareil photo, l’objectif est pointé sur eux deux. Il fait de son mieux pour sourire, ébloui par le soleil. Il était si heureux, il n’avait pas réalisé à quel point, mais oui il l’était. Et il l’aimait tant, malheureusement il n’est jamais parvenu à l’exprimer correctement. Maintenant, il sait, c’est si simple. Alors quand le cliché est pris, il tourne la tête vers la femme et s’autorise à prononcer les mots.

Je t’aime.

Elle lui sourit.

Une maison. Trapue, moche, remplie de haine, comme l’homme qui y habite et qu’il connaît. Il n’a pas envie d’entrer, mais il n’a pas le choix. Il est jeune, enfant, et c’est chez lui. Les gonds grincent, le tapis d’entrée recrache de la poussière à chaque pas. Le ressentiment lourd et gris imprègne l’atmosphère. Un vieil homme amer est assis dans un fauteuil, face à la cheminée. Sa panse déborde de son pantalon crasseux. Son visage grimace, comme à l’accoutumée, et même s’il n’y a pas de raison.

Quelle déception il a été pour ce vieil homme. Un inutile, un bon à rien.

Mais c’était faux.

Tu ne me connais pas.

Tu n’as jamais essayé.

Enfant, il ne parlait pas le langage de son père, aujourd’hui il le pratique couramment. Le vieil homme voulait être quelqu’un d’autre, c’est ce qui le perdait. Aujourd’hui, il lit en son père comme dans un livre ouvert, il sait que rien de tout cela n’était dirigé contre lui. Sa propre histoire était différente, séparée, il avait juste besoin d’être lui-même, et cela a pris du temps, trop de temps, avant qu’il le comprenne.

Une chambre d’enfant, sans fenêtre, étroite, exiguë. Il s’assoit, respire l’odeur fraîche des draps et de l’oreiller. La couverture est coincée entre le matelas et le cadre du lit. Instinctivement, il l’attrape, joue avec la laine moelleuse sous ses doigts, s’en recouvre la tête, ferme les yeux et inspire très fort.

C’est la fin. L’écheveau de sa vie s’est déroulé sous ses yeux, il voit, il comprend avec lucidité, tout est devenu évident avec le recul.

Il aimerait la revivre.

Une porte s’ouvre. Un cône de lumière tombe sur lui, un homme différent entre dans la pièce, s’avance lentement, en boitillant comme s’il était blessé et qu’il avait mal. L’homme s’approche de son lit, s’accroupit avec difficulté.

Il regarde d’abord Pete qui dort, sans trop savoir quoi faire, puis se décide : l’homme se penche et l’embrasse du mieux qu’il le peut.

Alors, bien que Pete soit perdu au plus profond de ses rêves, il reçoit l’étreinte, ou s’imagine la recevoir, et l’espace d’un instant il se sent compris et pardonné. Comme si un cycle s’était accompli et que la quête avait abouti.

Comme si une pièce manquante lui était enfin rendue.