Francis attend, assis dans sa cellule.
Il a passé ses deux premières semaines de prison dans l’expectative, mais tout va changer aujourd’hui, c’est l’heure. Les lumières sont éteintes, il reste assis dans le noir, encore habillé, mains sur les cuisses. Il écoute l’écho métallique des portes qui claquent, les conversations des détenus qui s’éteignent une à une. Il fixe le mur de briques.
Il attend.
Il est adulte, il n’a pas peur.
Ils ont pourtant essayé de le tourmenter. À son arrivée, les gardiens se montraient professionnels sans pour autant dissimuler la haine qu’il leur inspirait. Francis a tué un petit garçon et, peut-être pire à leurs yeux, il a tué un officier de police. La fouille au corps a été plus qu’énergique. Tant qu’il était en détention provisoire, Francis a eu droit à une cellule séparée. Mais les autres détenus n’ont pas cessé de taper et de cogner contre leurs portes, de le menacer, de murmurer parce qu’ils le savaient là. Les gardiens ne levaient pas le petit doigt pour les calmer. Francis avait même l’impression que cela leur plaisait.
Soit.
Il attend. Il fait chaud dans la cellule, pourtant sa peau se hérisse, son corps tremble. Pas de peur.
Il est adulte. Il n’a pas peur.
Il a revu son père. C’était il y a une semaine, au réfectoire. Pendant les repas, Francis était tenu à l’écart des autres. Alors il mangeait seul à une table isolée, avec un gardien pour le surveiller. Une nourriture exécrable, à se demander si on ne lui servait pas exprès les plats les plus infâmes. Ces crétins s’imaginaient peut-être lui jouer un sale tour, mais Francis s’en fichait : il a avalé plus dégoûtant. Et il a survécu à pires traitements. Francis se répétait que c’était un test, que la purée était un test. Ils pouvaient le choisir pour cible, il tiendrait le coup. Il gagnerait ce que…
Et là, il a tourné la tête et vu son père.
Frank Carter est entré dans le réfectoire comme le propriétaire des lieux. Avec prestance. Un vrai colosse. Les gardiens, qui ont presque tous une tête de moins, se tenaient à distance. Son père avançait flanqué de sa cour, un groupe de prisonniers en tenue orange.
Pour Francis, ce père est surnaturel, il ne vieillit pas, il reste mastodonte et puissant, s’il le voulait il pourrait traverser les murs de la prison comme un passe-muraille.
Un père capable de tout.
« Dépêche, Carter », a dit le gardien en le bousculant.
Francis a continué d’avaler sa purée. Ce gardien-là pourrait bien regretter son geste. Si son père est roi, Francis est prince. Il a jeté de rapides coups d’œil vers sa table. La cour s’esclaffait. Francis était trop loin pour capter des bribes. Son père ne riait pas. Certains le regardaient, mais pas Frank. Il mangeait rapidement, s’essuyait la barbe avec une serviette, gardant la tête droite comme s’il réfléchissait.
« Je t’ai dit de te dépêcher, Carter », l’a encore houspillé le surveillant.
Les jours suivants, Francis a revu son père à différentes reprises, et à chaque fois, c’était pareil. Sa taille de géant l’impressionnait, toujours le plus grand, comme un père entouré de ses enfants, mais à peine conscient de la présence de son fils biologique. Les courtisans regardaient Francis, mais pas le roi.
Pourtant, Francis le sentait présent. Le soir, seul dans sa cellule, il sentait la présence paternelle palpiter à quelques mètres de sa porte.
L’attente n’a fait que monter, aujourd’hui, le moment est arrivé.
Je suis un adulte.
Je n’ai pas peur.
La prison est silencieuse. Il y a bien quelques bruits au loin, mais sa propre cellule est si calme qu’il s’entend respirer.
Il attend.
Attend.
Des pas se rapprochent dans le couloir, d’une démarche précautionneuse et excitée. Francis se lève, son cœur bat avec espoir. Il tend l’oreille, discerne plusieurs personnes. Ensuite, il y a un rire étouffé suivi de bruits sourds. Le cliquetis de clés. Ce n’est pas surprenant, son père a accès à tout ce qu’il veut.
Le bruit le nargue presque.
Quelqu’un murmure son nom.
Franciiiiiiiis.
Une clé tourne dans la serrure.
La porte s’ouvre.
Frank Carter est là, sa carrure de taureau remplit l’encadrement de la porte. Il y a juste assez de lumière pour que Francis discerne son visage, son expression. Et…
Et…
Il est à nouveau enfant.
Et terrorisé.
Parce que Francis se souvient parfaitement de l’expression qu’avait son père. Celle qu’il avait toujours quand il entrait le soir dans sa chambre en lui ordonnant de sortir du lit et de descendre pour venir voir. Par nécessité, la haine paternelle était contenue et se lâchait sur d’autres. Mais ce soir, en cet instant précis, elle n’a plus besoin d’être bridée.
À l’aide, pense Francis.
Personne ne l’aidera. Pas plus ici qu’avant. S’il appelle, personne ne viendra.
Il n’y a jamais eu personne.
Lentement, l’Homme aux murmures s’approche de lui. Francis attrape le bas de son T-shirt de ses mains tremblantes.
Et se couvre la tête.