– Papa, tu vas bien ?
Je sors de ma rêverie. Je suis assis auprès de lui, sur son lit, Power of Three sur les genoux, ouvert à la dernière page. Nous venons de terminer le dernier chapitre du livre. J’étais distrait.
– Oui, ça va, fiston.
Jake n’en croit rien, et il a raison bien sûr. Ce n’est pas la forme, loin de là, mais je ne veux pas lui avouer que j’ai vu mon père pour la dernière fois aujourd’hui. Un jour, sûrement. Pour l’instant, il ignore trop ce qu’a été ma vie et moi, je ne suis pas certain d’avoir les mots pour lui expliquer, ou lui faire comprendre.
Rien n’a changé de ce côté-là.
– C’est le livre, dis-je en caressant sa couverture. Ça fait très longtemps que je ne l’avais pas lu, il m’a rappelé des souvenirs. Je me suis revu au même âge que toi.
– T’as eu le même âge que moi !
– Difficile à croire, hein ! Câlin ?
Jake repousse sa couette pour venir se pendre à mon cou.
– Doucement !
– Pardon, papa.
– C’est bon. Je voulais juste te le rappeler.
Deux semaines ont passé depuis les blessures infligées par George Saunders, alias Francis Carter. J’ai du mal à réaliser que je suis passé à deux doigts de la mort. Et j’ai des trous de mémoire. Ce qui s’est passé chez Saunders reste un brouillard confus, comme si la peur panique de ce jour-là recouvrait encore les événements et m’empêchait de me souvenir des détails. Idem le premier jour à l’hôpital, mes éclairs de lucidité étaient lents et parcimonieux.
J’ai encore des pansements côté droit, je suis incapable de m’appuyer sur ce pied. Il me reste aussi des impressions aussi diffuses qu’un rêve : Jake en train de crier, moi anéanti de désespoir, le besoin impérieux d’aller le chercher.
Et le fait que j’étais prêt à mourir pour lui.
Jake se serre contre moi, très doucement. Je me retiens pour ne pas grimacer de douleur. Je suis content qu’il n’ait pas besoin d’être porté d’un étage à l’autre. Après ce qui s’est passé, je m’inquiétais qu’il soit plus terrorisé que jamais et que ses troubles reviennent. Mais en vérité, il s’est sorti des horreurs mille fois mieux que ce que j’imaginais. Et mieux que moi.
Je lui fais un câlin en me ménageant. C’est tout ce que je peux faire. Une fois qu’il est recouché, je reste à sa porte et le regarde un moment. Il a l’air si paisible, au chaud sous sa couette, en sécurité, sa pochette à portée de main. Je ne lui ai pas dit que je l’avais ouverte ni que je connaissais la vérité sur la petite fille. Pour ça aussi, je n’ai pas les mots… pour le moment du moins.
– Bonne nuit, petit gars. Je t’aime fort.
Il bâille.
– Moi aussi, papa.
Comme les marches d’escalier restent difficiles à monter et descendre, je regagne ma chambre en attendant qu’il s’endorme. J’allume mon ordinateur, et commence à relire le dernier fichier.
Rebecca.
Je sais ce que tu penserais parce que tu as toujours été plus pragmatique que moi. Tu voudrais que je tourne la page. Tu voudrais que je sois heureux…
Et ainsi de suite. Cela me prend un petit moment avant de comprendre, parce que je n’ai pas rouvert ce document depuis notre dernière nuit dans l’appartement sécurisé, qui me paraît remonter à des années-lumière. C’était à propos de Karen et de ma culpabilité d’éprouver des sentiments pour elle. Ce qui me paraît aussi très éloigné. Elle m’a rendu visite à l’hôpital, elle s’est occupée de Jake et a veillé sur lui pendant mon hospitalisation. La confiance grandit entre nous, ce qui s’est passé nous a rapprochés, mais a aussi interrompu les avancées plus directes, donc ce baiser ne s’est toujours pas concrétisé. Mais je le sens, il est là, il… attend.
Tu voudrais que je sois heureux.
Oui.
J’efface le texte sauf le mot Rebecca.
J’avais l’intention d’écrire sur ma vie avec Rebecca, sur la douleur que j’ai ressentie après sa mort et la façon dont j’étais affecté. Je le souhaite toujours, parce qu’elle tient une place importante dans mes écrits. Rebecca ne s’est pas éteinte quand sa vie s’en est allée, et même si on ne croit pas aux fantômes, ce n’est pas si simple. J’ai pris surtout conscience qu’il y a bien plus : je veux écrire toute la vérité sur ce qui s’est passé.
Monsieur L’Oiseau de nuit.
Le garçon dans la terre.
Les papillons.
La petite fille avec une drôle de robe.
Et l’Homme aux murmures, bien sûr.
Une perspective intimidante, parce que j’ignore tant de choses et ne les connaîtrai sans doute jamais. Ce qui n’est pas forcément un problème. La vérité peut résider dans l’impression qu’on en a, autant que dans les faits.
Je fixe ma page blanche.
Rebecca.
Un seul mot, pourtant cela ne colle pas. Jake et moi avons emménagé dans cette maison pour un nouveau départ, et même si Rebecca fait partie intégrante de l’histoire, elle ne devrait pas en être le point de départ. C’est le problème. Je dois changer de point de vue.
J’efface son nom. J’hésite, puis je tape :
Jake.
Il y a tant de choses que je voudrais te raconter, mais on a toujours trouvé difficile de se parler, toi et moi, n’est-ce pas ?
Alors je vais plutôt t’écrire.
À ce moment-là, j’entends Jake murmurer dans sa chambre.
Je me fige pour écouter le silence qui suit les chuchotis, et qui remplit la maison, plus menaçant que l’instant d’avant. Les secondes s’égrènent, je commence à croire que j’ai imaginé ce bruit.
Non, cela recommence.
Jake parle à quelqu’un.
Je me lève pour sortir et traverser le couloir le plus doucement possible. Mon cœur flanche un peu. Il n’y avait aucun signe de la petite fille ou du garçon dans la terre ces quinze derniers jours, et même si j’étais content d’avoir décidé de laisser Jake être lui-même j’en étais soulagé. Je ne serais pas ravi qu’ils reviennent.
J’écoute.
– OK, bonne nuit, murmure Jake.
Et puis plus rien.
J’attends encore, mais la conversation est terminée. Au bout de quelques secondes, j’entre dans sa chambre. Elle est suffisamment éclairée par le couloir pour que je voie Jake, tranquillement allongé, et seul.
– Jake ?
– Oui, papa ?
Il est à peine conscient.
– Tu parlais à qui ?
Pas de réponse, sauf la couette qui monte et qui descend et le bruit régulier de sa respiration. Il parlait tout seul, dans un état semi-comateux.
Je le borde à nouveau, fais demi-tour pour sortir, et…
– Ton papa te lisait ce livre quand tu étais jeune.
Je reste sans voix. Le silence devient assourdissant. La chambre me paraît soudain plus fraîche, je frissonne.
Oui, sûrement.
Pourtant, ce n’était pas une question, et Jake ne pouvait pas le savoir : je ne m’en souviens pas moi-même. Bien sûr, j’ai dit à Jake que c’était mon livre préféré, il en aura tiré sa propre conclusion. Cela n’a pas grande signification.
– Oui. Pourquoi tu dis ça ?
Mon fils rêve déjà.