02.

DERNIÈRES NEIGES

La forêt était une multitude de crissements, de bruissements, pour qui y prêtait l’oreille. Fonte négligeable du petit matin, goutte-à-goutte, branches et troncs qui craquent et se fendent, cédant finalement après des mois de gelées, vent qui joue sur les glaçons suspendus aux branches et aux rochers telles les pampilles d’un lustre en cristal de Bohême. Puis, de temps en temps, la masse fraîche de la neige alourdie qui tombe d’un sapin, comme un sac de lest. Et encore, le froissement d’une aile, ou la fuite éperdue d’un petit animal, surpris dans sa quête de nourriture. Même les cristaux du manteau de neige semblaient vivants, fourmillant, recomposant sans cesse de nouvelles structures qui bruissaient à leur tour.

Tim Blackhills traversait cette symphonie glacée, jouée mezza voce, dans l’ahanement de son propre souffle. Il était une silhouette poussant sur les bâtons de marche, laissant derrière lui la trace des raquettes qu’il avait chaussées, comme une cicatrice sur la neige vierge. Présence humaine dérisoire dans un désert gelé, apparemment insensible à cette beauté, à la suspension de la vie et à sa perpétuation invisible. Pleinement à sa place, pourtant. Toutes les heures, il s’arrêtait quelques instants, et écoutait le déploiement de la solitude ouatée. Immobile, silencieux, il crachait une haleine glacée ; sa respiration, son rythme cardiaque se calmaient. C’était alors comme si le froid frôlant son épiderme, tentant de le transpercer, lui permettait plus que jamais de sentir la chaleur du sang dans chaque artère, veine, veinule du réseau de son corps. Il s’éprouvait vivant. La sueur semblait givrer sur ses tempes et dans son dos en dépit des vêtements techniques qu’il portait. Une constellation de gouttelettes gelées s’accrochait à ses cheveux broussailleux, comme les perles translucides d’un diadème.

Après avoir goûté l’impression de silence et ses foisonnements secrets, il reprenait, d’un bon pas.

À ce rythme, Tim finit par atteindre à l’aube les grands champs immaculés des hautes altitudes. Il entrait dans le domaine du désert alpin – nudité des espaces, exil de la faune, mort de la flore. Ici, il s’enfonçait presque jusqu’aux genoux en dépit des raquettes. Le manteau, stable, avait sans doute deux mètres de profondeur. La neige ployait chaque branche, s’accrochait à chaque anfractuosité dans l’écorce des derniers grands conifères noirs, solitaires, les ultimes qu’il croiserait avant le sommet du pic de Mémise – silhouettes droites, nues, dignes, comme des soldats d’arrière-garde demeurés sur les marches d’un empire défunt.

Il allait maintenant entamer la partie la plus rude de la pente, là où sur la carte les courbes de niveau se rejoignaient pour former un escalier. Il connaissait bien l’endroit pour avoir effectué la randonnée cinq fois – trois fois à l’automne dernier, et deux fois cet hiver.

Les chutes serrées des deux jours précédents annonçaient les dernières neiges. Ensuite, ce serait des pluies mêlées de givre, des giboulées, qui pendant deux mois rendraient précaire le manteau neigeux, et dangereuses ces virées solitaires dans le no man’s land d’altitude. Aujourd’hui Tim avait une fenêtre météo de douze heures. Il avait préparé son matériel, de nouveau considéré les prévisions pour la journée, et il avait quitté le mazot en pleine nuit, à 3 heures du matin.

Il consulta sa montre altimètre : 8 heures. Il ne lui restait théoriquement que deux heures de montée avant le sommet, et il pouvait s’accorder le luxe d’une longue séance de guet, à la frontière entre les deux mondes alpins – là où la montagne de l’aube lui offrirait ses plus beaux spectacles d’aurore hivernale.

 

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Il ne bougeait pas depuis plus d’une heure, protégé par les multicouches et les fibres, les membranes de ses vêtements en gore-tex, et finalement par la neige même dans laquelle il s’était enfoncé jusqu’à mi-corps, comme un Inuit surpris par le blizzard.

Ainsi, parfaitement immobile, presque invisible malgré le rouge de son blouson et de son sac à dos, Tim aperçut à la jumelle quelques oiseaux de proie, dont un vautour d’une envergure considérable, qui tournait, sans doute à la recherche de charognes. Il n’identifiait pas l’espèce. Était-ce le fameux gypaète, inconnu aux États-Unis, et dont il entendait parler depuis son arrivée en France ? Cet oiseau qu’on appelait aussi le « lanceur d’os » nichait, l’hiver, à la limite haute de la forêt, dans des grottes d’altitude. Celui-là était-il un sédentaire, ou un jeune nomade ? Plus loin, plus haut dans le ciel, un aigle guettait, depuis une poignée de minutes, le mouvement d’un lièvre variable sur la neige, ou peut-être même d’un simple campagnol. Les temps étaient maigres. Bientôt, en avril, les lapereaux et les marmottes sorties de leur hibernation prodigueraient de nouveaux festins.

Tim resta encore quelques instants les yeux levés vers le ciel, puis il balaya l’orée de la sapinière du regard. C’est alors qu’il le vit. Le dix-cors sortait de la forêt, d’un pas hésitant, s’aventurant dans l’espace vide, exposé. Que faisait-il si haut, sur le territoire des mouflons et des chamois ? Tim braqua ses jumelles dans la direction du cerf. C’était un élaphe d’un âge certain, à en juger par l’ampleur qu’avaient prise ses bois. Efflanqué par l’hiver, mais conservant la majesté de sa race, échine et poitrail orgueilleux, le grand herbivore avançait prudemment, s’arrêtant à chaque instant, avec cet air inquiet et cette impression de tristesse que donne parfois le motif brun presque noir qu’il a autour des yeux – on aurait juré qu’il était sur le point de pleurer. Sa bouche, légèrement entrouverte, exhalait une haleine glacé.

L’animal se dirigea vers un jeune épicéa, qui poussait au-delà de la forêt, et dont il allait probablement arracher des bouts d’écorce, précieux menu pour tenir jusqu’au printemps. Tim apprécia la légèreté de ses pas, sur la neige fraîche, en dépit de sa masse, de sa taille… exceptionnelle, cette taille, vraiment. Presque celle d’un élan.

Soudain il fut pris d’un doute.

Ce cervidé, aux mensurations trop impressionnantes pour être européen, était un wapiti ; sans doute un wapiti de Manitoba. Donc un mammifère d’Amérique du Nord qui n’avait rien à faire ici.

Tim sourit, agacé en même temps. À proximité de l’Institut, même dans ses randonnées solitaires, il n’était jamais sûr d’être seul. Si ça se trouve, le gypaète ou l’aigle étaient aussi des anthropes… Non. Il n’avait pas entendu parler d’oiseaux parmi leurs compagnons. Mais que faisait ce cerf américain en dehors des murs du domaine ? S’il ne se trompait pas, quelqu’un avait dû profiter de sa métamorphose, et de la brèche dans le mur, sous le col de Bénand, pour explorer la forêt alentour. Et l’anthrope imprudent sortait maintenant du couvert, un jeu risqué s’il croisait un fou de la gâchette, un braconnier.

Tim essaya de se souvenir si Flora et Shariff lui avaient parlé d’un anthrope wapiti. Comment disait-on cela, en grec ? Élaphanthrope ?

À force de chercher son nom parmi les cerfs qu’il connaissait, une image lui revint : Véronique, la jeune femme-biche assassinée, scalpée sous ses yeux. Il tiqua, un rictus se figea sur son visage. Il se secoua et sortit de son abri de neige sans prendre de précautions. L’élaphe, alerté par ce bruit, tourna la tête vers lui, et, en trois bonds, regagna le couvert de la forêt. Tim allait monter jusqu’au sommet en une heure trente, finalement. Maintenant. En se mettant dans le rouge, comme on s’inflige une punition.