03.

HALLALI (L’ŒIL DU FAUVE, 2)

L’animal aux yeux d’un jaune pâle darda son regard sanglant sur le marcheur en gore-tex rouge. Des paillettes d’or foncé, brun, injectèrent ses pupilles de colère.

Cet intrus avait commis l’erreur de provoquer la fuite du grand wapiti, précisément au moment où il s’apprêtait à fondre sur sa proie, et la mettre en pièces.

La Grande Prédation.

Il sentait l’envie de sang bouillonner en lui, le désir de perpétrer ce massacre longtemps différé, maintenant programmé. Il avait tout organisé pour que la chasse puisse se produire, depuis des semaines. Il avait convaincu Silvio que son ambition de prendre le large était légitime, quoique risquée ; qu’il devait s’y abandonner, puisque c’était son instinct. Il n’avait pas dit à Silvio que lui aussi avait des instincts à satisfaire, des envies infiniment plus cruelles.

Juste avant sa métamorphose, le chasseur avait hésité, les deux comprimés orange dans la main. En aurait-il besoin, au dernier moment, pour passer à l’acte ? Il n’avait pas gobé le speed. Sa rage de voir sa proie s’échapper n’était donc pas le produit de l’étonnante chimie. Elle coulait naturellement dans ses veines. C’était le produit de sa nature, de son instinct.

Il n’aurait pas hésité une minute à tuer Silvio, même sans drogue, mais il n’en avait pas eu le temps. Le cerf avait décampé. Il serait revenu bientôt dans les limites du domaine. La chasse était remise de quelques semaines, pendant lesquelles il lui faudrait patienter, ronger son frein, et reprendre le travail à zéro, peut-être même en choisissant une autre proie. Tout était à recommencer.

Sauf si…

Les yeux dorés, étincelants de haine, suivirent le garçon en gore-tex rouge dont l’intervention venait de tout gâcher. L’alpiniste s’attaquait maintenant aux pentes de neige vierge qui ouvrent la voie nord du pic de Mémise. C’était un anthrope, lui aussi – aisé à reconnaître : le garçon, Timothy Blackhills, était un des trois enfants de McIntyre. Trois « proies », disaient-ils entre eux, en plaisantant à moitié. Mais celui-là, contrairement aux deux autres, était un grand carnivore, un superprédateur. Des « enfants », c’était le seul qu’ils dussent redouter. Le tueur aux yeux jaunes devrait peut-être les en débarrasser, maintenant. Ainsi, il mettrait à exécution sa décision de devenir, enfin, le tueur qu’il était. Mais saurait-il transgresser à ce point son reste de morale humaine, frapper non pas un autre animal, mais un semblable ?

Et s’il ratait l’attaque, que se passerait-il ? En dépit de ses crocs, de sa puissance, l’animal à la fourrure tavelée, au cou épais, à la musculature trapue était trop lourd sur ces terrains neigeux ; son approche serait fatalement repérée avant qu’il atteigne Blackhills. Que cachait le garçon dans son sac, outre ses jumelles ? Une arme ? Il avait l’instinct du tueur mais son intelligence d’anthrope l’avertissait : il décida de ne pas s’y risquer. Il avait le temps. Tant mieux, tant pis. La Grande Prédation aurait probablement lieu dans une lune.

À moins que…

Le chasseur changea encore de point de vue. Et si le wapiti s’était montré doublement imprudent ? S’il était juste parti se cacher quelques instants ? L’animal aux yeux jaunes dressa sa truffe, huma l’air, et reprit la trace du cervidé qu’il pistait depuis le cœur de la nuit. Sous les conifères, les empreintes indiquaient que Silvio avait cessé de courir, sitôt la forêt retrouvée.

En ce cas, tant pis pour lui.