04.

UNE PROCÉDURE LÉGALE

Le professeur le regardait d’un air étrangement solennel, aujourd’hui : ironie ? Humour ? Affection ? Autre chose ? Shariff l’ignorait. Mais le samouraï ne doit pas chercher à percer à jour son daimyo1. Le samouraï doit attendre, les yeux baissés, même lorsqu’il se permet d’émettre un conseil.

– Je suis particulièrement content de vous voir, ce vendredi, Shariff. Je suppose que vous allez tenter de me convaincre, une fois de plus, que ma patience envers Paul Hugo est excessive…

– Oui, professeur. Cet homme est comme un serpent dans votre sein, il prêche contre la supranoïa. Vous le savez mieux que moi.

– En effet je le sais. Mais « Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus près », n’est-ce pas ?

– « Garde-moi de mes amis, je m’occupe de mes ennemis », répond le sage.

Le professeur sourit et fit un vague geste : et cætera, il ne comptait pas se livrer à un duel de citations, pas aujourd’hui.

 

———

 

En face de lui, le gamin aux yeux noirs plissa les yeux, indiquant par là qu’il comprenait le message. Il lissa dans un geste réflexe les cheveux qu’il portait longs désormais, enduits d’un gel « effet mouillé ». Ce style s’accordait avec l’arme de poing qu’il portait à la ceinture, un colt 45 Smith & Wesson que McIntyre l’avait autorisé à promener partout – pourvu qu’il soit déchargé hors du champ de tir de l’Institut. Shariff ressemblait à une caricature de gangster italo-américain, comme s’il était déguisé.

« Un gamin… » Un instant, quelques secondes encore, le professeur le considéra. Shariff avait changé. Il n’était plus le gamin insouciant, insolent et doctoral de naguère. Était-ce en raison de toutes ces règles d’arts martiaux qu’il suivait à la lettre, avec abnégation ?

Était-ce la conséquence, plutôt, de ce que Shariff avait vu, dans le bunker ? Probablement. McIntyre secoua la tête. Shariff était trop jeune pour avoir vécu cela. Puis il prit une chemise cartonnée de couleur bleue, la posa sur son bureau, la tourna pour que le garçon l’ait face à lui. Le professeur ôta ses lunettes, pinça son nez.

– Je voudrais que vous lisiez ceci.

– Qu’est-ce que… ?

Shariff ne termina pas sa question. Il venait d’entrouvrir la chemise et découvrait l’intitulé du formulaire administratif qui s’y trouvait. Il sentit une boule se former dans sa gorge, quelque chose d’infiniment contraire à la maîtrise.

– Il ne s’agit que d’une procédure légale, Shariff. Vos deux amis seront émancipés dans quelques semaines, et partiront quand ils le souhaiteront. Vous, vous êtes condamné à vous métamorphoser toutes les six heures, et donc à rester ici et à me supporter jusqu’à la fin de mon existence. Et je suis convaincu que vous ferez, un jour, un excellent directeur pour cet Institut.

La boule remontait le long du larynx, comme une angine qui bientôt l’empêcherait de parler.

– Vous êtes, bien entendu, totalement libre de signer ce papier, sachez cependant que vous me feriez une immense joie, et un grand honneur, en acceptant.

– Et Brutus, vous y avez pensé ? Tu quoque, mi fili2 !

Sur le bureau, devant Shariff, le formulaire était celui d’une adoption légale. Il portait le nom du père : Ronald McIntyre. Il portait le nom, présumé, du fils : Shariff McIntyre.

– Pourquoi étais-je sûr que vous utiliseriez précisément cette citation ?

La main du professeur venait de refermer la pochette cartonnée, et la faisait glisser encore plus près de Shariff. Message induit : prenez votre temps, réfléchissez… Il n’y a aucune urgence.

– Je doute de tout, Shariff, et ces derniers mois m’ont même obligé à me défier de certains de mes amis les plus anciens. Mais je ne doute pas de vous.

Le samouraï ne devait pas pleurer devant son daimyo, il ne devait montrer aucune faiblesse, c’était la voie de la modestie et de l’honneur. Mais il n’était plus en état de combattre, ni le sage de penser. Il sentit qu’il fondait en larmes.

En face de lui, l’homme qui lui donnait son nom avait les lèvres tremblantes ; ses yeux s’embuèrent, il retira ses lunettes dans un geste familier – son regard précis semblait vouloir ne jamais le quitter, enregistrer ce moment.

1- En japonais, féodal, seigneur d’un samouraï. Le samouraï combat pour et obéit à son daimyo. Le shogun, autre acceptation utilisée, est le général en chef.

2- « Toi aussi, mon fils », mots attribués à Jules César, qu’il aurait adressés à Brutus rangé du côté de ses assassins.