CARACAL (LUNXANTHROPIE)
Que se passait-il chez l’ennemi ? Ils se déchiraient ? Ils s’affaiblissaient ? Ils régressaient ? Le samouraï ne comprit pas le sens de l’infranoïa qui se produisit le lendemain de la cérémonie du tajine. Mevlut Sukür, responsable en second de la sécurité, chargé notamment de tous les enregistrements vidéo et de l’informatique, était un fidèle de Bjorn. Un abruti, dangereux, soit, mais aussi un garçon maître de sa lunxanthropie. Mevlut était un caracal d’Asie, un animal des steppes désertiques, sa présence dans les Alpes françaises était donc une pure aberration ; cependant, le « lynx du désert » n’avait montré jusque-là aucune difficulté d’adaptation à cet environnement climatique et biologique très inhabituel pour lui.
Comment avait-il pu péter les plombs comme ça ?
– Il a oublié de revenir dans la pièce rouge, à la fin de son épisode… C’est Marge qui nous a prévenus.
Marge était la meilleure amie de Mevlut, elle partageait son mazot (et parfois son lit, disaient certains commérages). Elle était, elle aussi, l’une des douze de l’Alpage. Shariff avait des fiches sur chacun d’eux. Marge était une chienne, lorsqu’elle le décidait. Chienne d’attaque façon dogue argentin. Carnassière.
– Les gars de Bjorn ont retrouvé Mevlut, à poil, dans la neige. En état d’hypothermie avancée…
– Il est au dispensaire ?
– Oui. Kate s’en occupe. Sa température interne était à 34 °C au moment où on l’a retrouvé… Mais elle est optimiste, elle devrait réussir à le sauver.
Julien parlait toujours de sa directrice avec admiration, voire avec un soupçon de tendresse. Mais la chasteté comme la modestie sont la voie du samouraï.
– Tu imagines ce que ça signifie ? Si Mevlut a dégoupillé au point de devenir barge, il aurait pu tout aussi bien…
– Oui, Shariff. Mais j’ai vérifié : au moment de la mort de Silvio, Mevlut était à son poste et y est resté pendant vingt heures d’affilée. Marco était avec lui. Ce n’est pas lui l’assassin.
– OK, mais je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle. Ils pètent les plombs les uns après les autres.
Il n’y avait rien d’autre à faire que de se préparer.
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Ce soir-là, comme convenu, le conseil restreint fut réuni. Kate, Matthew, Anja et Paul Hugo siégeaient autour de McIntyre. Le nouvel épisode d’infranoïa, pour bénin qu’il parût, ne venait que confirmer l’intuition du professeur : l’épidémie de « décompensations » chez les prédateurs anthropes de l’Alpage représentait un danger réel pour les pensionnaires de l’Institut.
Il évoqua devant le conseil une partie seulement de ses soupçons. Officiellement il creusait la piste d’une drogue amphétamine, la Tiger Eye, qui avait circulé un an plus tôt aux États-Unis. Elle désinhibait ses consommateurs au point que, sous le coup de la colère, ils se livraient à des actes criminels – des meurtres au cours desquels ils se prenaient pour des prédateurs. Les stups américains avaient imputé à ce speed la mort d’une trentaine de personnes, après dix-huit épisodes criminels, suivis pour huit d’entre eux d’un suicide. Sur les dix autres meurtriers, neuf étaient sous les verrous et un n’avait pas été retrouvé, mystérieusement évaporé – ou mort, dans un coin inconnu.
Sept mois après, on ne trouvait plus aucune trace de faits divers impliquant la Tiger Eye aux États-Unis, ni ailleurs en Amérique. On ne l’avait jamais signalée en Europe, mais les flics de la DEA avaient rassemblé suffisamment d’éléments pour être certains que la drogue arrivait de Suisse, via l’aéroport de Lausanne, soit à quelques dizaines de kilomètres de l’Institut. Se pouvait-il que le psychotrope, ou un autre produit similaire, vendu chez des dealers locaux, expliquât la répétition des accidents ? Il avait de bonnes raisons de le penser. Matthew hocha la tête.
– Je n’ai aucune envie de surveiller qui fume ou consomme quoi, poursuivit le professeur. Mais je dois convoquer un conseil élargi afin d’avertir tous nos pensionnaires des risques qu’ils courent et font courir aux initiés.
– Et s’ils en sont conscients et choisissent de le faire, Ronald ? demanda calmement Paul Hugo.
– Dans ce cas, nous verrons, Paul. C’est en effet une possibilité, que j’ai envisagée. Suis-je surpris que tu l’évoques ? Pas vraiment. Il me semble que tu connais beaucoup mieux que moi ceux chez qui surviennent ces troubles…
– Tu insinues quelque chose, Ronald ? Tu me soupçonnes de…
– Je n’insinue rien. Nous en avons déjà parlé au téléphone, à mots couverts. Tes troupes sont en train de jouer avec le feu, je pense qu’elles utilisent une drogue potentiellement mortelle. Et j’imagine que tu es au courant de leurs motivations, répugnantes à mes yeux. J’estime donc que les décisions que nous devons, désormais, prendre à ton endroit sont des décisions collectives.
McIntyre se détourna de Paul Hugo pour s’adresser aux trois jeunes gens qui composaient également le conseil :
– D’ici là, je propose au conseil restreint de voter sur-le-champ le dessaisissement des équipes de sécurité actuelles, qui seront remplacées par d’autres initiés moins impliqués dans les récents événements que les douze de l’Alpage. Et je demande que les armes qui sont à la disposition des initiés soient enfermées dans la réserve jusqu’au conseil élargi, sauf extrême urgence décrétée par un conseil restreint. Qui accepte cette proposition ?
Trois mains, en plus de celle du professeur, se levèrent. L’« ami Paul » n’avait pas dit un mot. Ils n’échangèrent pas un regard, avant de se séparer.
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À la surprise de Shariff, Matthew Finnegan ne fut pas nommé responsable de la sécurité, en remplacement de Bjorn, lors du conseil de guerre restreint. Ce fut Marco Cassano qui reçut cette charge. Mesure de neutralité apparente, de la part du fondateur de l’Institut ? Calcul habile ? Shariff ne put que s’incliner devant la finesse tactique de son père : contrairement à Matthew, Marco Cassano avait longtemps été un intime de la bande de l’Alpage. Il avait suivi Paul Hugo dans sa prise de pouvoir provisoire, et avait partagé ses vues concernant l’utilisation des capacités anthropiques, pendant la guerre contre les chasseurs. Il tenait le guet devant le bunker avec Bjorn et ses amis lors des événements dramatiques de la nuit du 18 août.
Peu après cet épisode, Marco avait manifesté d’importantes divergences de vues, qui l’avaient rapidement séparé des prédateurs. Certaines informations recueillies par Shariff laissaient entendre que ce revirement était dû au spectacle du blockhaus, Marco avait participé au « nettoyage ». Il aurait compris devant les restes des chasseurs que la condition anthropique pouvait être une malédiction autant qu’un don, qu’il s’agissait de manier avec la même prudence que de la nitroglycérine.
Depuis cette « trahison », Marco paraissait fiable. Il n’avait cependant pas quitté les équipes de sécurité ; il y était détesté par les prédateurs, disait-on, qui lui menaient la vie dure. Quand ceux de l’Alpage surent que c’était lui qui allait désormais coordonner le service, il dut y avoir des sarcasmes, des sourires narquois.
Julien raconta au samouraï les visites qu’on fit, le jeudi 5 avril au matin, dans chacun des mazots des douze de l’Alpage, et auxquelles il avait pris part. Certains avaient mis plusieurs dizaines de minutes pour retrouver les armes qu’ils gardaient chez eux – mais grâce à la patience et au silence ferme de leurs visiteurs, dûment mandatés par le conseil restreint, il n’y eut aucun incident.
Le moment le plus tendu eut lieu dans le chalet de Bjorn. Paul, qui s’y trouvait déjà lorsque Julien et Marco s’étaient présentés, leur facilita les choses, en demandant à Bjorn de rendre son fusil.
– C’est une erreur qu’ils font, Bjorn, une lourde erreur, évidemment… Ronald ne tardera pas à s’en rendre compte, et tu retrouveras tes responsabilités, je t’assure.
À bien y songer – et Shariff ne faisait que cela, hors de l’entraînement –, ces paroles apparemment conciliantes pouvaient aussi sonner comme une menace.
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Mevlut-l’humain-revenu-des-ombres resta quelques dizaines d’heures entre deux mondes, avant que les médecins de l’Institut parviennent à le faire basculer du côté des vivants. D’après le récit qu’il livra à son réveil, une fois redevenu humain il avait erré pendant des heures dans la neige, égaré, revenant plusieurs fois sur ses propres traces ; il s’était effondré, épuisé et transi, quelques minutes seulement avant que l’équipe de secours le retrouve, par miracle. Kate Bidgelow vint trouver McIntyre trois jours après l’infranoïa, pour mettre en cause le récit de Mevlut-l’amnésique. Selon elle, quelque chose avait dysfonctionné dès le début : si on en croyait les traces suivies pour le retrouver, le caracal avait saigné quatre mammifères en soixante-douze heures, ce qui indiquait une forme anormale d’agressivité, une férocité sans rapport avec ses mœurs habituelles… Ni le lynx d’Asie à son état natif, ni Mevlut lors de ses précédentes métamorphoses n’avaient eu un comportement aussi aberrant.
Le professeur ordonna à Kate et Julien de faire de nouveaux prélèvements sur le garçon. Recherche de substances toxiques, recherche de stupéfiants, recherche de traces d’alcool, de drogue… Puis, il ajouta :
– Cette frénésie meurtrière est typique de la Tiger Eye. Bjorn ne m’a pas rapporté la découverte des quatre proies tuées par Mevlut pendant sa métamorphose. Observez la même discrétion vis-à-vis de lui et de Paul Hugo, concernant les examens que nous entreprenons.