14.

HYÈNE (HUAINANTHROPIE)

Quand son père le mit au courant des discussions, le surlendemain du conseil, Shariff commenta :

– Vous n’auriez pas dû révéler à Paul que vous saviez, pour la Tiger Eye. « Une armée sans agents secrets est exactement comme un homme sans yeux ni oreilles », Sun Tzu.

La guerre de l’ombre, celle des informateurs infiltrés, des espions, des confidences entre deux portes, était comme un jeu de go – ou d’échecs. Elle supposait qu’on dissimulât le plus longtemps possible les informations dont on disposait, parce que les mettre à jour revenait souvent à perdre ses sources, à les griller.

– Écoute, Shariff, je crois que le moment est venu de faire la lumière sur cette affaire… Je ne peux pas prendre le risque de laisser les prédateurs consommer ce produit en ignorant les risques, et je ne sais pas si Bjorn ou son maître les ont prévenus de ses effets.

– Ouais… Avec Julien, on se disait qu’en un sens, cette histoire de came était une bonne nouvelle.

– Il t’en a parlé ?

– Non, c’est moi. Je sais que c’est hautement confidentiel, mais vous m’aviez dit qu’il était au courant. Et pour résumer, voilà ce qu’on en pense : s’ils ont besoin d’une drogue pour lever les résistances de leur esprit humain contre le meurtre, c’est qu’ils ne sont pas encore tout à fait perdus…

– À moins que… À moins qu’une seule personne parmi eux ait réellement besoin de cette drogue pour expérimenter ses pulsions de meurtre. Il y a quelque chose que tu dois savoir, Shariff. À propos de Paul.

 

———

 

Le lundi 9 avril, Shariff sut qu’il avait eu raison : il ne fallait pas divulguer le nom de ses informateurs. En le faisant, au cours du conseil restreint, son père venait de provoquer la contre-attaque des douze.

Quinze heures après la fin théorique de sa huainanthropie, Faisal al-Nagdi fut découvert, gisant dans son sang, derrière les barreaux de sa pièce rouge. Personne dans l’équipe de sécurité dont il faisait partie ne s’était alarmé de son absence – par duplicité ? L’eût-on fait qu’il aurait, de toute façon, été trop tard.

Pour comprendre ce qui s’était produit, Shariff demanda à Flora de récupérer les vidéos du système de surveillance, qui enregistraient en continu le déroulement des métamorphoses dans les pièces rouges de l’Institut. Sur les images, Faisal apparaissait d’abord très énervé, ou peut-être ivre, cependant maître des événements. Il se dévêtait, entrait dans la cage, faisait deux ou trois fois le tour de son cachot souterrain et consultait fébrilement sa montre en chantonnant des airs incohérents. Puis il installait un volet devant l’ouverture que Faisal-la-hyène utilisait pour sortir. Cloîtré volontaire. Enfin il fermait la cage, juste avant que la métamorphose ne survienne. L’animal qui sommeillait en lui ne ressortait que lorsqu’il s’injectait son propre sang.

Ce que montraient ensuite les enregistrements numériques, c’était Faisal-la-hyène devenant fou, se jetant sur sa cage, et se mordant cruellement comme le font certains grands fauves capturés, lors de leurs premières heures de captivité – plutôt la mort que la prison. Il se ruait sur le volet d’acier pour le faire céder, encore, encore…

 

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C’était toujours une expérience fascinante d’assister à la transformation d’un humain en mammifère prédateur. Le déroulement en était trop rapide, trop bref pour que le regard saisisse les changements biologiques. Le résultat paraissait incroyable : l’être humain n’était plus. L’animal ne pouvait raisonnablement être son double. On concluait plutôt à un trucage grossier, comme si l’image avait sauté et qu’on l’avait superposée à une autre, tournée dans les mêmes lieux. McIntyre avait visionné des centaines de ces épisodes. Mais, une fois de plus, il ne pouvait se détacher du spectacle de la vidéo. La métamorphanthropie conservait sur lui son pouvoir de la fascination, magique ou démoniaque.

Après qu’ils eurent consulté toute la bande, Kate, Anja, Marco et McIntyre en conclurent que Faisal s’était lui-même mutilé au cours de sa métamorphose. Mortellement. La fin de l’enregistrement le montrait agonisant, baignant dans son sang, mais s’acharnant malgré son affaiblissement à trouver un passage, une issue – jusqu’à ce que l’hémorragie ait raison de lui. Interminable, cruelle lenteur des derniers instants, des ultimes soubresauts. Ni les cris rauques, ni les glapissements de Faisal n’avaient averti ses colocataires. La métamorphose et la crise du charognard n’avaient duré que vingt heures, un temps suffisant pour que les lésions soient mortelles.

Julien assistait Kate pendant l’autopsie. Il découvrit des traces de thé dans le sang de Faisal. Quant aux résidus de drogues chimiques, il en retrouva à des taux tellement impressionnants que le speed aurait pu le tuer, par overdose, sans provoquer une crise de démence.

Kate appela aussitôt McIntyre. La concertation fut brève. Le professeur marmonna :

– De l’herbe, bien sûr… Et la Tiger Eye.

– J’ignorais que ce speed pouvait engendrer des comportements suicidaires.

– Il ne s’agit pas d’un suicide, Kate. Les quantités et la concentration d’amphétamines sont tout à fait anormales, même pour un consommateur régulier. Je crois qu’on a aidé Faisal à perdre la tête… Julien, pensez-vous qu’il soit possible d’obtenir de tels résultats en surdosant un seul comprimé d’amphétamine ?

– C’est possible, oui, professeur. Mais dans ce cas, le type qui a fabriqué ce comprimé l’a fait pour tuer, ou pour rendre fou.

 

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Rageur comme un chien d’attaque.

– Ils ont dû découvrir que Faisal était mon informateur, professeur. Parce que nous leur avons dit que nous savions pour la Tiger Eye.

– Et comme par hasard, cette fois, personne dans l’Alpage n’a prévenu de son absence… Je sais tout cela aussi bien que vous, Matthew. Je crois que l’heure est venue d’exclure définitivement Paul et ses amis. Écoutez-moi…

McIntyre révéla au mastiff ses découvertes successives. Dans l’ordre : le commanditaire des chasseurs était Clauberg, le patron de la principale société de biotechnologies suisse AC Hemato Inc. ; cette holding possédait une filiale militaire, WarDogs, qui employait notamment la compagnie de sécurité créée par un seigneur de la guerre. Ce dernier, Kofer, avait versé de très importantes sommes d’argent à Paul Hugo et à ses amis. Plus quelques faits troublants, quelques coïncidences : ShylocK travaillait à Lausanne, la police américaine savait que la Tiger Eye partait de là – une connexion ? Kofer trafiquait de la drogue, les prédateurs achetaient de la drogue, de la Tiger Eye – une autre connexion ?

McIntyre résuma les soupçons.

– Nous pouvons supposer que l’argent versé par Kofer vient de Clauberg. Nous pouvons supposer qu’il a été versé contre quelque chose de très précieux, qui vaut deux millions de dollars, et peut-être également plusieurs sachets d’amphétamines… Nous pouvons supposer qu’il s’agit de ce que Clauberg voulait acheter au Taxidermiste : les cinq disques contenant toutes nos recherches et que Paul voulait nous empêcher de livrer aux chasseurs, à tout prix… Pour mieux les vendre ?

Concentré comme un chien d’attaque : Matthew ne semblait pas lui en vouloir une minute d’avoir dissimulé jusque- là ces informations. Il les enregistrait, les analysait.

Le professeur conclut :

– Nous pouvons supposer tout cela, mais nous avons besoin de preuves, Matthew. Très vite. Et nous ne les trouverons plus ici, puisque l’ennemi a éliminé notre taupe.

– Qu’avez-vous décidé ?

– Vous allez partir à Lausanne cette nuit, pour repérer le terrain et chercher des éléments attestant que Paul est acheté par Clauberg via Kofer. Des preuves convaincantes, décisives, que je suis prêt à obtenir par toutes les voies possibles, y compris illégales. Pendant ce temps, je vais préparer d’autres pistes de recherche.