16.

LOUVE (LYCANTHROPIE)

Le 18 avril, huit mois jour pour jour après le carnage du col de Bise, il se produisit un événement que Shariff aurait pu prendre pour une infranoïa, mais il ne fut pas dupe. Il comprit immédiatement qu’il s’agissait d’autre chose. Une tentative de meurtre, dont la conséquence serait irrémédiable. La rupture de la guerre froide.

L’événement eut lieu au cours de la métamorphose d’Ines Minguez. La jeune femme, trentenaire, se transformait en louve (lycanthropie) lorsque advenait la pleine lune, durant environ une nuit et un jour. Elle le devait à l’attaque d’un loup gris, errant et probablement enragé, dans la sierra de Culebra, en Espagne, lorsqu’elle avait vingt-quatre ans. Les services hospitaliers de Zamora avaient soigné en urgence la rage que l’animal lui avait transmise – mais ils n’avaient rien pu faire contre le destin que cette morsure avait amorcé. Au cours des mois suivants, à son insu, puis, les souvenirs affleurant, à son corps défendant, elle avait été impliquée dans trois incidents très graves contre des humains, dont l’un avait entraîné des séquelles irréparables chez deux jeunes enfants qui avaient eu le malheur de la croiser, alors qu’elle traversait l’une de ses premières métamorphoses, totalement OOC. Ces deux enfants avaient été défigurés, lacérés, et on pouvait se demander, à voir les photos publiées dans la presse, si le fait d’être encore en vie était une heureuse issue pour eux. Mais Ines Minguez n’avait pas succombé à la fièvre du sang.

Peu à peu, elle avait compris qu’un mal étrange la rongeait, un mal qui dégénérait en crises mensuelles et entraînait des black-out au terme desquels elle se retrouvait systématiquement nue, très loin des endroits habités qu’elle connaissait. Elle avait découvert qu’en trois occasions, des êtres humains avaient été victimes d’attaques de carnivores – on parlait de chiens errants, de molosses, de loups gris enragés – à proximité de son immeuble, précisément pendant ses pertes de mémoire. Les cauchemars avaient commencé peu après, hantés par les mêmes visages ensanglantés qu’elle avait vus, en couleurs, sur les photos de presse. Dans ses cauchemars, les visages ensanglantés étaient en noir et blanc, comme voient les loups. Et ils hurlaient…

Shariff le savait parce qu’il avait réussi, avec Flora, à court-circuiter certains entretiens que les douze avaient passés avec son père, lorsqu’ils n’étaient pas encore « les anthropes de Paul », lorsqu’ils cherchaient encore la vérité, et la maîtrise.

Les confidences d’Ines révélaient une vraie force d’âme : sans oser croire que la rage, et moins encore une éventuelle malédiction, puisse être la cause de ce qui lui arrivait, Ines avait appris à se méfier de ses absences mensuelles. Elle avait compris qu’il lui fallait déserter la ville à chaque pleine lune, disparaître pendant deux ou trois jours, s’éloigner le plus possible des autres humains. Elle avait aussi envisagé de s’enterrer vivante dans une institution psychiatrique, ou – ce qui à ses yeux était identique – d’en venir au suicide plutôt que de continuer à perdre le contrôle d’elle-même. Elle ne voulait plus lire dans la presse des horreurs dont les réminiscences l’effrayaient. Finalement, après des années de black-out successifs, elle avait trouvé seule le chemin de l’Institut de Lycanthropie.

Le samouraï approuvait, admirait aussi la démarche de la jeune femme, sa recherche de la maîtrise. Ines Minguez vivait depuis quatre ans à l’Institut, et, désormais, parvenait à la supranoïa ; elle sortait de sa pièce rouge sans représenter un danger pour elle ou pour autrui.

 

Le jour de l’infranoïa, vers la tombée du soir, alors que la neige avait fondu et ne restait que par plaques en altitude, rendant périlleux les derniers névés mais permettant de circuler en 4 × 4 dans les bourbiers entre le Hameau et l’Alpage, une louve grise attaqua Kate Bidgelow. L’animal solitaire se jeta sur la docteur en biologie et en médecine au moment où elle sortait du labo pour se rendre à son mazot. Le carnivore, dissimulé dans un fourré, agit exactement comme s’il attendait sa proie, prêt à se jeter à sa gorge – une technique de chasse très inhabituelle chez le loup, qui ordinairement traque en meute, harcèle ses proies, et les épuise avant de les mettre à mort.

L’assaillant se comporta comme le font les individus isolés car touchés par la rage. Cependant, il montra une exactitude et une coordination impeccables dans son attaque, loin de l’ataxie qui caractérise les animaux malades et qui les fait souvent manquer leur cible. Et rien dans son aspect n’indiquait une contamination rabique – la louve ne présentait pas l’écume aux babines, ni les sécrétions lacrymales, ni les convulsions des muscles faciaux, caractéristiques des enragés.

Kate ne dut son salut qu’à un réflexe remarquable : plutôt que d’essayer de saisir l’animal qui se jetait sur elle, elle protégea son cou de ses deux mains plaquées comme si elle avait voulu s’étrangler. On constaterait plus tard qu’elles étaient cruellement entaillés. L’animal avait cherché à l’égorger, il l’avait attaquée pour la tuer.

 

– Je l’ai entendue crier, raconta Julien. Heureusement, je n’avais pas encore quitté le labo, et je suis sorti en courant avec un bâton de ski…

– Dès lors, la louve n’avait pas une chance, sourit Shariff.

– Pas une, non…

Julien ne cillait pas, toujours aussi sérieux. On ne fait pas d’humour à propos de combats au bâton ou à propos de la supériorité d’un shaolin.

– J’ai d’abord frappé au museau pour qu’elle s’écarte, puis j’ai piqué ses flancs, superficiellement, mais de telle sorte qu’elle s’est enfuie. Je suis certain de l’avoir blessée, elle a laissé une traînée de sang. J’aurais pu la tuer si je l’avais voulu.

– Mais tu ne l’as pas fait, approuva Shariff.

L’infirmier-chimiste avait relevé Kate, dont les mains ensanglantées exigeaient des soins rapides. Blessures sans gravité cependant, pour la victime – comme, d’ailleurs, pour l’assaillante. Kate avait immédiatement identifié qu’il s’agissait d’un Canis lupus signatus. Et elle savait qu’il y avait une seule lycanthrope à l’Institut. D’après le calendrier lunaire, elle prévoyait le retour d’Ines pour la nuit suivante. Après qu’on eut soigné ses mains, et qu’on lui eut fait une injection antirabique par prudence, Kate avait ordonné qu’on prépare dans la partie hospitalière de son labo le matériel et les médicaments pour les soins que pourrait nécessiter chez Ines la riposte de Julien : piqûre antitétanique, compresses… Elle avait laissé ses consignes à une équipe chargée d’assurer la veille médicale.

– Vous ne l’avez pas chassée ? demanda Shariff.

– Non, regretta Julien. Ordre du professeur. Il a eu peur qu’une louve blessée, en infranoïa, soit trop dangereuse pour les équipes de Marco, ou pour elle-même. Il a simplement demandé qu’on mette la pièce rouge d’Ines sous surveillance en attendant son retour.

– Ce n’est pas une infranoïa, Julien. Une louve blessée est certes dangereuse, mais Ines n’était pas OOC. Elle a choisi de tuer Kate, j’en suis sûr.

– Moi aussi. Mais c’est le professeur qu’il faut convaincre.

 

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– La guerre est déclarée, père. Vous devez les frapper maintenant, tant que nous avons encore la force du nombre avec nous. Dès cette nuit.

– Même si tu as raison, que penserais-tu d’un homme qui agirait ainsi, de nuit, sans consulter personne, Shariff ?

– D’ordinaire je penserais qu’il agit en tyran mais, dans ce contexte, je penserais qu’il agit en général, en shogun.

 

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– Où est Matthew, professeur ?

– Il a dû s’absenter, Kate. Pour une affaire dont vous n’imaginez pas l’urgence. Comment vous sentez-vous ?

– Comme quelqu’un qui aurait dû mourir, et qui n’a pas envie de vivre comme un mouton. Marco est là, il attend vos ordres.

– Faites-le entrer. Dès que Matthew reviendra, nous réunirons le conseil restreint. Et nous fixerons la date du prochain conseil élargi. Vous ne vivrez pas comme un mouton, Kate. Nous allons chasser les loups qui sont dans la bergerie.