AVEUGLEMENT
L’amour rend parfois aveugle, sourd, égocentrique. Alors que tout l’Institut savait qu’une louve du parti de Bjorn et de Paul Hugo avait tenté d’égorger la directrice de son laboratoire, Flora et Tim l’ignorèrent jusqu’au lendemain. D’autres événements les occupaient, plus intimes. Ils avaient passé la journée à discuter, encore et encore. De l’avenir, cette fois :
– Tu étais sérieuse, quand tu disais que tu partirais dès que possible ?
– Plus sérieuse que tu l’imagines… On s’en va dès que je suis émancipée. Dans trois mois, Tim.
– On ? Tu m’emmènes ?
– Tu me laisserais partir sans toi ? Nous nous sommes liés, Tim, tu te souviens… ?
Elle montra la bague, à sa main.
– Inséparables.
– Et si je te demandais de m’attendre, le temps que je règle mes questions sur la nuit du 2 juillet ? Jusqu’à ce que le professeur me laisse faire une séance d’hypnose ?
– Si tu me demandais de t’attendre, je réfléchirais. Et si c’était à propos du 2 juillet, je te répondrais : « Non, barrons-nous. » Ton passé ne doit pas nous empêcher d’avancer, Tim…
– Et si je ne sais pas faire sans ce passé ? On a un avenir quand même ?
– C’est un raisonnement à la con. Il faut tout reprendre à zéro, monsieur Blackhills. Désormais, tu dois te dire : Puisqu’on a un avenir, sûr et certain, dois-je oublier ce passé ? »
———
Flora ne saurait dire, plus tard, comment ils s’étaient retrouvés enlacés alors qu’ils parlaient dans sa chambre depuis des heures. Rien n’avait annoncé l’incident, pas davantage ce soir du moins que lors des deux semaines précédentes. Ce fut comme l’avènement d’une minute inéluctable, qu’elle avait attendue, imaginée, si bien que lorsqu’elle survint, elle ne la vit même pas arriver.
Elle sentait la force de Tim, qui la serrait, l’étreignait. Elle voyait les yeux de Tim, très près des siens, si proches, d’une précision, que son regard avait une intensité, une luminosité stellaire. Elle prit entre ses mains ce visage qu’elle aimait plus que tout, et qu’elle trouvait presque étrange en si gros plan. Chaque battement de cils la frôlait comme l’aile d’un papillon, cette créature qui engendre les ouragans. Elle sentit l’ouragan dans son ventre.
Elle vit qu’il ouvrait la bouche :
– Flora, je…
Tim n’était pas doué pour les déclarations, ni les aveux, or un mot était capable de tout gâcher. Flora décida qu’il était temps de se taire, de le faire taire.
———
Tim sentit quelque chose se poser sur ses lèvres avec la douceur d’un frôlement.
Les lèvres de Flora avaient cet ourlé, cette délicatesse, cette chaleur que seule la peau la plus fine peut recéler.
La tête lui tournait. Leurs dents se choquèrent. Il eut des cheveux de Flora sur les lèvres. Ce baiser était raté, sans doute, techniquement. Mais il était parfait.
———
Un peu plus tard, cette nuit-là, Flora lui caressa la joue, et le regarda, tendrement grave.
– Désormais, je veux que tu connaisses tous mes secrets ; et moi, j’ai déjà vu le pire et le meilleur en toi, dans le bunker.
– Tu pourras oublier ?
Flora frissonna : les images ; les cris ; les odeurs.
– Oublier ? Impossible… Mais je t’aime comme tu es, grizzlyman. Je t’aime avec le fauve qui est en toi.
Combien de fois avait-elle prononcé ces paroles, en pensée ?