LE SHOGUN
Vendredi 20 avril, 14 heures, conseil de guerre parallèle. McIntyre avait réuni Marco, Julien, Kate et Matthew sous le prétexte d’une réunion de coordination de la sécurité. Les quatre adultes dont il était sûr, ceux qui avaient défendu sa vie et ses idées neuf mois plus tôt, lorsqu’il était enfermé dans le bunker. Et avec eux, Shariff. Son fils.
Il expliqua brièvement la situation : la trahison d’Hugo, la nécessité d’obtenir des preuves avant le conseil, le projet d’enlèvement.
– Vous… Vous voulez enlever Aribert Clauberg ? Physiquement ?
– Oui, Kate. Matthew et moi y avons réfléchi, nous pensons qu’il sera plus facile à faire parler que Prince Kofer…
– Vous allez… ?
Kate regardait le professeur avec sidération, comme si elle ne comprenait pas ce qu’il lui disait. Elle devait essayer de faire coïncider les mots avec ce qu’elle savait de son mentor. Cela résistait.
– Vous voulez kidnapper cet homme et le faire avouer sous la contrainte ? Le torturer ?
– Non, Kate, pas de torture. Nous comptons sur la peur de Clauberg… Malheureusement, Paul ne nous laisse pas d’autre choix.
Kate secoua la tête. Incrédule, toujours. Elle avait rejoint le laboratoire quelques jours seulement après son entrée à l’Institut, douze ans plus tôt ; McIntyre l’avait initiée. Elle était sans aucun doute la plus brillante de tous les scientifiques du domaine – en ce sens, elle représentait la somme de savoirs humains la plus étendue concernant cet étrange phénomène qu’on appelle la « métamorphanthropie ». Universitaire, elle avait validé deux thèses d’État à Paris et à Florence, essentiellement par correspondance, en biologie moléculaire et génétique appliquée. Ses travaux avaient soulevé l’admiration des chercheurs qui étaient censés la parrainer, et qui s’étaient trouvés à sa remorque – elle avait des années, des siècles d’avance sur eux, concernant l’évolution du vivant, grâce à sa connaissance de la métamorphose.
Kate connaissait parfaitement McIntyre. Il avait été pour elle un guide, toujours soucieux de respect, de liberté, et doué d’une patience infinie. Il n’était pas homme à prôner la manière forte, même contre les pires ordures. Mais les choses avaient changé, et Kate devait le comprendre.
– Je ne vais pas défendre Clauberg, professeur… Vous savez ce qu’il a fait des deux brevets qu’il nous a achetés, il y a deux ans… Mais de là à l’enlever…
– Précisément, Kate. Je pense que c’est par ces brevets que Clauberg est remonté jusqu’à vous, puis jusqu’à nous. Il a ensuite payé les chasseurs pour nous retrouver, nous rançonner… Et maintenant, je suis certain qu’il est en affaires avec Paul. Nous n’avons donc pas le choix : nous devons utiliser l’ennemi de l’extérieur contre l’ennemi de l’intérieur.
———
Shariff regardait sans y croire la métamorphose de son shogun – papa McIntyre, chef de guerre. Des images lui revenaient, celle de l’impuissance de son père adoptif devant les chasseurs, au pied du col de Bise. L’homme qui louait la tempérance, la mesure, la patience face à l’ennemi. L’homme qui refusait de nommer adversaire celui qui ne s’était pas déclaré comme tel. L’homme qui lui avait enseigné la maîtrise. Sa stupéfaction face à l’ampleur de la transformation avait pris le dessus, y compris sur sa fierté d’avoir ainsi été convoqué, dans le saint des saints, à la réunion des stratèges.
Mais la voie du samouraï est celle de l’action.
– Quand part-on ? demanda-t-il.
– « On » ne part pas. Du moins, pas toi, Shariff. Nous serons trois : Matthew, Julien et moi. Nous quitterons l’Institut demain, à l’aube, et nous rentrerons mercredi au plus tard. Clauberg participe à un gala de charité dimanche soir, à l’université de Lausanne. Nous agirons à cette occasion.
– À trois seulement ? Avec une seule journée de préparation ?
– Oui.
– C’est de la folie, professeur, déclara Kate.
– Oui.
Il se tourna vers la directrice du laboratoire, Marco et Shariff.
– J’ai besoin de vous trois, ici. Pendant quatre jours, nous serons totalement injoignables, Matthew, Julien et moi, pour des raisons de sécurité et de confidentialité. Vous apprendrez sûrement la réussite de la première partie de notre opération par les médias. Quant à la suite, nous relâcherons notre prisonnier mercredi au plus tard, et nous reviendrons ici. Kate, je vous confie la direction de l’Institut et des conseils de guerre restreints qu’il vous faudra peut-être organiser. Vous pouvez vous appuyer sur Anja, je la crois loyale, mais ne lui confiez rien qui ne soit nécessaire. Marco, vous conservez la main sur la sécurité. Je pense que vu les derniers événements, il convient que tous les gardiens soient armés. Et je vous autorise à tirer. Les prédateurs sont prêts au meurtre, la défense est légitime.
Shariff entendait enfin les paroles de guerre ouverte qu’il avait attendues, mais elles l’effrayaient, maintenant.
– Et… Et moi ?
– Toi, tu dois avant tout protéger Flora. Je vais lui confier une mission décisive. Elle va pirater l’ennemi, et je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit si ses activités sont découvertes. Pour le reste, tu continues à faire preuve de sagesse, tu observes, tu réfléchis. Et tu me dis à mon retour comment nous devrons aborder le conseil de samedi.
– C’est tout ?
– Non, ce n’est pas tout. Mais je souhaite te confier le reste en tête à tête.
McIntyre se leva. Les trois autres également. C’était la fin du conseil. Kate ouvrit la bouche, hésita un instant, puis…
– Et si vous ne revenez pas, professeur ? Si vous échouez et que…
– Cela ne fait pas partie des options envisagées.
———
Son père venait de refermer la porte, il se tourna vers lui.
– Alors ?
– Alors quoi ?
Qu’est-ce que le professeur attendait de lui ? Que voulait-il qu’ils fassent, maintenant, tous les deux, deux jours avant de lancer une opération de rapt qui avait tout d’une embardée, d’une bataille perdue d’avance ?
– Alors qu’en penses-tu ? Je veux ton avis franc et massif sur notre stratégie, Shariff.
– Je pense que c’est… audacieux… Presque désespéré.
– Et donc ?
– Donc je suis surpris que vous choisissiez cette solution, père. Je suppose que vous n’avez pas le choix.
– Disons que nous n’avons que trois choix : attendre encore, jusqu’à ce que l’ennemi nous accule, ce que j’ai déjà fait bien trop longtemps, en dépit de tes avertissements. Expulser Paul et ses amis sans preuves, sans procès équitable, sans leur laisser une chance de se défendre…
McIntyre secouait la tête. Impossible.
– La troisième possibilité est ce plan, qui semble très déraisonnable, mais qui me paraît être la seule option juste. Donc celle que nous devons suivre.
Le professeur le regardait intensément, comme s’il espérait son jugement, son soutien. Le père attendait l’approbation de son fils.