OÙ LA VIE NOUS ABANDONNE
– C’était avant le bunker, Tim… avant notre serment, et l’enlèvement de Véronique, tout le truc… Quand je ne te connaissais pas encore… Je ne l’aurais pas fait, sinon…
– OK. Tu l’as fait avant. Et alors ?
– Alors quoi ?
– Que disait l’enquête, Flora ? Que disait-elle qui mérite que tu évites de m’en parler depuis tout ce temps ?
La voix de Tim était tendue, froide, presque méchante. Elle ne le reconnaissait pas.
– Rien… Rien d’autre que ce que tu sais… Ils ont laissé tomber, il n’y avait évidemment aucun élément confirmant des violences de ta part contre ta famille, rien qui puisse suggérer ta responsabilité dans l’accident, ou la mort des tiens… Je te le jure.
Elle le regardait, de nouveau, droit dans les yeux. Il eut l’air soulagé, comme délivré d’un poids. Flora sut que c’était sa dernière chance de dire la vérité. Maintenant, ou jamais. Elle la saisit :
– Mais il y avait l’ours, Tim… Le grizzly qui était sur place, après l’accident. Et on a retrouvé ses traces partout…
Le regard de Tim changea de nouveau. Dur, dur comme l’acier. Froid comme le métal.
– L’ours ?
– Oui… Il est entré dans la bagnole, ça, on le savait grâce à tes souvenirs… Mais on a retrouvé aussi des fluides sur le corps de Ben… de la bave, du sang, je ne sais pas… Et des traces de griffures, des lacérations… Des trucs… profonds. Qui ont provoqué des lésions.
– Mortelles ?
– Les toubibs de la morgue ont écrit que cela pouvait avoir entraîné la mort de Ben, s’il n’était pas déjà mort.
———
Tim s’était levé. Quelque chose tournait autour de lui, quelque chose qui rendait la réalité instable, insaisissable soudain, qui faisait tout vaciller.
– Ce n’est pas une certitude, Tim… Juste une hypothèse… Il est seulement possible que le grizzly soit responsable de la mort de Ben.
Il s’accrochait au dossier de la chaise pour ne pas tomber. Il répétait des mots à voix basse – les mots de Flora, qui venaient de faire basculer sa vie.
– Mais ce n’est pas toi, Tim. Même si l’ours a commis cela, tu n’y es pour rien. Tu n’avais pas le contrôle.
Il ne voulait plus entendre Flora ; il ne voulait plus entendre personne. Il lâcha la chaise qui tomba par terre à ses pieds. Il la regarda sans comprendre. Il ne savait qu’une chose – il voulait être seul, seul, tout de suite…
———
Plus tard cette nuit-là, Flora entra dans sa chambre. Tim n’avait pas fermé la porte à clé, et elle ne frappa même pas. Il était allongé sur son lit, le regard perdu dans la contemplation du plafond. Seul, dans le noir, une veilleuse rouge éclairant les ténèbres comme les braises d’un foyer qui s’éteint dans la nuit. C’était cela, sans doute – la nuit complète.
Flora fit trois ou quatre pas dans la chambre ; il ne tourna pas la tête vers elle. Comme si elle n’existait pas.
– J’ignore ce que tu ressens, et ce dont tu t’accuses, dit-elle. Je sais que tu n’as pas envie d’entendre que tu n’y es pour rien. Pourtant c’est la vérité, Tim. Je connais le garçon que j’aime, je connais le tueur en lui, et j’ai vu ce qu’il faisait de pire. Il m’a même flairée, une nuit dans le bunker, pour décider s’il devait me réduire en charpie… Tu te souviens ?
Il ne réagit pas, ne la regarda même pas, continua de s’abîmer dans le spectacle du plafond.
– Ce n’est pas toi, Tim… Même si le grizzli a tué ton frère, ce n’était pas toi… Et peu importe ce qui s’est passé, tu as le droit d’être heureux, maintenant… On a le droit d’être heureux.
Tim ne dit pas un mot, ne déverrouilla ni le regard, ni les mâchoires. Flora resta encore plusieurs longues minutes, dans le noir, à l’observer. Sur la table de nuit, elle vit la bague œil de chat, et sa chaîne – il l’avait retirée de son cou, avant de s’allonger. Elle comprit ce que cela signifiait.
– Quand tu étais un ours, tu m’as épargnée, Tim… Ne… Je t’en prie, ne l’oublie pas…
S’il avait tourné les yeux vers elle, il aurait vu que des larmes emplissaient ses yeux, mais pas une ne coula avant qu’elle n’ait quitté la chambre.