PROFITS ET PERTES
Le soleil hivernal déclinait déjà. Le café avait refroidi sans que Flora y touche. Nirvana en sourdine – précis, désespéré, bien meilleur que tous les groupes actuels qu’écoutaient les midinettes de son âge.
Hier et avant-hier, elle avait été chatte. Catwoman. Aujourd’hui, Flora Argento rattrapait le temps perdu ; elle était devant son Mac depuis des heures. La meilleure méthode pour faire du classement dans ses pensées – reprendre le fil de sa vie.
Elle restait les yeux rivés à son écran, circulant d’un fichier .doc à l’autre. Pour une fois, Catwoman ne piratait pas, ou alors, c’étaient ses propres synapses, son cortex, son cerveau et sa mémoire qu’elle avait mis en dérivation. Le journal intime aka le disque dur externe de son être intime. Mémoire, pensées, doutes, questions : c’est ainsi qu’elle réfléchissait, faisait le point, mettait à distance – l’écran comme miroir.
Le résultat n’était pas fameux. Ils n’allaient pas bien, tous les trois.
Bilan de l’histoire, donc. Profits et pertes…
Point positif number one : Shariff, Tim et elle étaient sortis vivants de la prison du bunker ; McIntyre aussi ; leurs geôliers, les blackmen, étaient à jamais hors d’état de nuire ; leur chef, le Taxidermiste, en charpie ; la menace avait disparu. Grand Chelem.
Point positif numero due : ils entretenaient désormais des liens filiaux avec le fondateur de l’Institut à en croire leur surnom – les autres initiés les appelaient en plaisantant « les enfants de McIntyre ». Ce qui signifiait qu’on leur foutait, dans l’Institut, une paix royale. Ce qui signifiait aussi que pour la première fois depuis la mort de sa mère, Flora pouvait avoir parfaitement confiance en un adulte. McIntyre était un homme bien, qui considérait ses « enfants » comme des interlocuteurs dignes de confiance, dignes de foi, dignes tout court. Un homme rare. McIntyre tenait ses promesses : Timothy Blackhills était désormais un mineur émancipé, libre de ses mouvements puisque l’enquête de police de Missoula l’avait dégagé de toute culpabilité dans l’accident du 2 juillet qui avait tué son frère et ses parents. La procédure d’émancipation de Flora aboutirait dans quelques semaines – son père démissionnaire avait enfin accepté de signer les papiers, elle pourrait bientôt aller où bon lui semblerait. Adulte, elle aussi, alors qu’elle aurait tout juste seize ans la semaine prochaine.
Point positif numéro trois : théoriquement, ce qu’avait fait Timothy Blackhills pour la sauver était une preuve d’amour, l’une des plus hautes ; elle-même, dans son cachot, avait compris comme une épiphanie qu’elle ne pourrait désormais plus vivre sans lui.
Libres. Autonomes. Sans menaces. Au milieu d’une « famille ». Maîtres d’eux-mêmes, de leur destin, de leurs métamorphoses. Amoureux.
Mais il y avait les dettes, aussi, l’autre partie du bilan que Flora connaissait trop bien. La poussière sous le tapis, les pertes, ce qui n’était pas soldé et dont elle devait acquitter le prix fort.
Les images : des dizaines de scènes, de « photos » virales, incrustées dans le disque dur de son cortex. On avait enterré décemment leurs ennemis, et brûlé toute trace de leur présence dans le blockhaus, mais ces neuf corps suppliciés demeuraient imprimés derrière sa rétine. Inoubliables.
La culpabilité : Tim ne se pardonnait pas, ne se pardonnerait jamais d’être devenu un assassin, fût-ce par amour. Et elle, en vérité, lui pardonnait-elle ? Si oui, pourquoi n’avait-elle pas refait un pas vers lui depuis ? Shariff disait qu’ils se séparaient, se quittaient progressivement, au lieu de se rapprocher… Et Shariff voyait très souvent juste.
Les silences : Tim et elle n’avaient jamais reparlé des meurtres du bunker. Ils ne le pouvaient simplement pas. Et pas davantage de ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, ces raisons pour lesquelles Flora était prête, dans le cachot, à mourir pour lui ; celles pour lesquelles Tim avait pris tous les risques.
Les mensonges : Flora connaissait des secrets inavouables concernant l’accident du 2 juillet. Les parents de Tim étaient morts sur le coup, mais l’autopsie de Benjamin Blackhills laissait planer un doute : le corps du frère de Tim portait des mutilations et des traces de fluide animal qu’on devait imputer à un ours. Ante ou post mortem ? C’était toute la question… Après plus de huit mois de silence, Flora ne pouvait plus en parler à Tim. Peut-être aurait-elle dû le faire, dans la forêt, le jour de leur fuite. Mais ce jour-là, elle n’avait jamais pu retrouver le grizzly qui fuyait ses démons.