CONSEIL DE GUERRE ÉLARGI
Avant chaque décision engageant l’avenir de leur « famille », les deux fondateurs et ceux qui siégaient au conseil restreint devaient réunir tous les anthropes majeurs présents dans les lieux, afin qu’ils émettent un avis définitif, par un vote à main levée. Le conseil restreint se pliait alors à l’avis de la majorité. Dans l’histoire de l’Institut, et ce jusqu’à l’attaque des chasseurs, il n’était jamais arrivé que le conseil élargi mette en minorité le conseil restreint, et le conseil restreint n’avait jamais désavoué les deux fondateurs lorsqu’ils parlaient de concert.
Cependant, les choses changeaient. Au cours de l’été précédent, le conseil restreint avait connu plusieurs fois des divergences entre les partisans d’Hugo et ceux de McIntyre. Le conseil élargi avait dû trancher entre les fondateurs, et il avait mis une fois McIntyre et trois fois Hugo en minorité.
Une réunion du conseil élargi avait immédiatement suivi les événements du bunker, au cours de laquelle avait été prononcée la déchéance de Bjorn, remplacé par Matthew au sein du conseil restreint, ainsi que la nomination d’Anja. Deux partisans de McIntyre avaient remplacé un homme de Paul. Victoire en rase campagne. Depuis, le parlement n’avait pas été rassemblé. Cette réunion était la première depuis huit mois – la première pour Timothy Blackhills, désormais majeur juridiquement. Il arriva vers 20 heures, parmi les derniers, dans la « salle du conseil », le premier étage de la Grande Bibliothèque, « Récits et mythes », transformée pour l’occasion en agora. Il y avait foule, une cinquantaine de jeunes gens et de jeunes femmes, et Tim ne connaissait pas les visages de certains.
La plupart de ces inconnus entouraient Paul Hugo, Bjorn, Ines, Mevlut, et toute la clique de la sécurité de l’Institut, que Shariff appelait « les prédateurs en peau de lapin ». C’étaient sans doute quelques-uns de ces anciens élèves revenus à l’Institut pour tenter d’offrir une majorité aux douze de l’Alpage. Selon Shariff, la bande de Paul Hugo comptait une bonne vingtaine d’anthropes, tandis que les pensionnaires acquis à « notre-maître-à-tous » étaient une petite trentaine.
En entrant, Tim vit Flora, assise non loin de Kate et d’Anja. Son amie. Il ignorait qu’elle serait là. Elle n’avait pas le droit de vote ; en revanche, elle avait celui de s’exprimer, – droit dont elle n’avait jamais fait usage jusque-là. Comptait-elle en profiter, ce soir ? Quant à Tim, le professeur lui avait dit qu’il aurait « besoin de lui ». Pourquoi ?
Shariff, sous sa capuche, se balançait sur une chaise à côté de Catwoman. Tim choisit d’aller s’asseoir à l’écart. Il constata que ni Julien ni Matthew n’étaient là, pas plus que McIntyre. La rumeur qui les disait absents était donc fondée.
Ce ne fut effectivement pas McIntyre qui prit la parole pour ouvrir les débats, mais Kate Bidgelow, lorsqu’elle estima que tout le monde était rassemblé. Elle demanda le silence, et dit :
– OK… Je vais prendre la présidence de ce conseil élargi, puisque le professeur m’a confié cette tâche en son absence. Et, hélas, c’est le cas, pour une raison que nous ignorons. Mais j’ai pensé, nous avons pensé – elle se tourna vers Anja, puis vers Paul Hugo – qu’il ne fallait toutefois pas remettre le conseil à plus tard.
Brouhaha.
– En revanche, je prends la décision, en tant que présidente par intérim, de reporter la procédure de vote. Nous aurons bientôt l’occasion de décider en notre âme et conscience ce qu’il convient de faire. Mais vu l’urgence…
Des protestations s’élevèrent, dans le camp de Paul Hugo. « Trahison ! », « Lâche… », « Laisse-nous décider si on vote ou pas ! » Kate inspira profondément, sa voix reprit presque aussitôt son calme.
– Mais vu l’urgence de la situation, il me semble que chacun saura estimer les dégâts, et décider pour lui-même.
Kate résuma la situation en quelques phrases. Au cours des trois semaines précédentes, quatre anthropes avaient connu des décompensations plus ou moins graves. Deux en étaient morts ; et elle-même avait failli être la victime d’une de ces infranoïa.
– Le professeur pense que le responsable de ces accidents est une drogue apparue il y a environ un an et baptisée Tiger Eye. Il aurait pour effet de stimuler l’agressivité et de faire tomber les inhibitions, de débrider la violence. Cela reviendrait à solliciter l’instinct du tueur, et aurait des conséquences dévastatrices et régressives sur les anthropes prédateurs…
– Du point de vue des anthropes prédateurs, il ne s’agit pas forcément d’une régression, Kate.
– Attends, Paul… Laisse-moi finir, c’est moi la meneuse des débats.
De nouvelles protestations éclatèrent, du côté des partisans de Paul : « Bonjour l’objectivité ! », « Laisse s’exprimer le deuxième fondateur, puisque lui, au moins, il est là ! »
– Je ne prétends nullement être objective… Je ne parle pas ici en scientifique, mais en m’appuyant sur la charte de l’Institut, qui stipule que le but commun de nos séjours ici est la maîtrise. Ce que nous appelons aussi la supranoïa. Dans aucune société humaine le meurtre ou l’automutilation ne sont des exemples de maîtrise, que je sache… Je confirme donc le terme « régression », et j’ajouterais volontiers celui de « barbarie », s’il n’était…
– Barbarie ! Mais bien sûr ! Les animaux sont des sauvages, c’est bien connu !
– Nous ne sommes pas une société humaine, madame la biologiste ! Nous sommes des anthropes.
– Et chez les prédateurs, docteur ? La chasse n’est-elle pas une maîtrise ? La prédation n’est-elle pas perfection ?
Le brouhaha devenait de plus en plus touffu, ingérable, menaçant. Les inconnus et ceux de l’équipe de sécurité semblaient chauds comme la braise. Paul Hugo se tourna vers ses élèves, les calma d’un geste.
– Je vous en prie, laissez la remarquable disciple de Ronald poursuivre. Il importe que les avis de chacun soient clairement connus. Pour que tous ceux qui sont présents puissent se faire leur propre jugement.
Après quelques secondes encore de remue-ménage, les contestations faiblirent.
– OK… Si je peux finir…
Kate ne paraissait pas à son aise devant tout ce monde. Elle avait le rouge au front et de minuscules gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, à la racine des cheveux.
– Donc, la théorie du professeur est que cette drogue agit sur les instincts des prédateurs en les aggravant. J’ai retrouvé, pour ma part, des traces d’amphétamines sur deux des victimes d’infranoïa, mais sans pouvoir analyser plus avant la substance… Et nous avons constaté des comportements aberrants chez deux des carnivores, ainsi qu’une hyperagressivité qu’on ne retrouve pas chez ces prédateurs à l’état naturel.
Murmures, dans les deux camps. Kate marquait-elle des points ? Tim était censé l’épauler… Mais comment ?
– Et le professeur, comme moi-même, comme au moins deux autres membres du conseil restreint, Anja, ici présente et Matthew, lui aussi absent…
Des nouvelles huées, dans le camp de Paul.
– … Nous pensons que ceux qui en consomment sont parfaitement conscients de ses effets. Ils les recherchent… Pour des motifs que nous devons peut-être discuter ce soir. C’est la raison pour laquelle la majorité des membres du conseil restreint estime que ce qui se produit s’apparente à une trahison de la charte…
Des cris, du tumulte. Les amis de Paul tapaient sur les tables, la plupart s’étaient levés. Certains du camp de McIntyre se levèrent à leur tour pour demander le silence, du respect – « bon sang, le propos est gravissime, que l’oratrice puisse au moins aller jusqu’au bout ! »
– … Et nous pensons que ceux qui s’adonnent sciemment à cette drogue doivent y renoncer, ou quitter l’Institut, dès aujourd’hui.
Un bref silence suivit cette sentence. Puis, il y eut des murmures, dans le camp des colombes. Et des insultes volèrent dans celui des faucons.
– Cette exclusion, de gré ou de force, concerne aussi ceux qui inspirent ces conduites meurtrières, Paul. C’est ma conviction, et celle de tout le reste du conseil. À toi la parole.
– Bien… Merci, Kate, pour ce résumé succinct, et sans doute caricatural, mais qui a le mérite de poser les termes du débat. Puisque les grands mots sont lancés, affrontons-les d’emblée : sommes-nous des traîtres ? Avons-nous abandonné le projet de l’Institut, l’exploration du Grand Secret ? En êtes-vous si sûrs ? Se pourrait-il que quelqu’un d’autre ait trahi ce projet ? Car il n’a jamais été question de nier notre nature animale, mais de cultiver nos deux identités, humaine et animale, de les tresser, de les respecter chacune… Or, les moralistes qui veulent étouffer l’instinct sous une pseudo-vision du bien oublient que nous sommes aussi des animaux. Et pour beaucoup d’entre nous, des prédateurs… Des êtres capables d’imposer leur puissance à tous, des êtres forts. Cette force aussi coule dans notre sang… Et qui sont-ils, les moralistes, pour nous dire que notre nature est plutôt celle des bons sentiments que celle de la puissance ? Pourquoi veulent-ils à tout prix que nous domestiquions le prédateur en nous, que nous en fassions un toutou, un caniche, alors que nous sommes des lions, des loups, des hyènes…
Paul Hugo était un orateur. Brillant, habile, maniant l’image avec brio, séduisant et captivant l’auditoire. Il discourut encore deux ou trois minutes. Puis, il en arriva à sa conclusion :
– Certains se servent de vous. De votre puissance. De vos connaissances. De tout le travail réalisé en commun, ici, à ciel ouvert, en parfaite transparence.
Il se tourna vers Kate.
– Mademoiselle la présidente de séance, veux-tu nous indiquer où se trouvent à cette minute le fondateur de l’Institut, son bras droit, condamné jadis pour l’assassinat de deux jeunes filles, ainsi que ton propre assistant ?
Sous le coup de la surprise, Kate ouvrit la bouche, deux fois, comme un poisson manquant d’oxygène. Pas un son n’en sortit.
– Tu ne t’en souviens pas ? Veux-tu que je te rafraîchisse la mémoire ? Est-il exact que le professeur McIntyre s’est rendu à Lausanne samedi dernier dans le but d’y avoir une conversation avec Aribert Clauberg, fondateur d’une société pharmaceutique internationale, à laquelle tu as déjà vendu plusieurs brevets ?
– Il n’allait pas le rencontrer, il voulait…
– Je ne te demande pas les détails : est-ce exact, mademoiselle la présidente ?
Kate hocha la tête, puis tenta de répondre. Trop tard.
– Et est-il exact que ce rendez-vous devait avoir lieu au début de la semaine, et que tu n’as, depuis leur départ, aucune nouvelle de mon ami Ronald, de son comparse Matthew Landen, ancien assassin, plus connu ici sous le nom de Matthew Finnegan, et de ton assistant, Julien ?
– Oui, mais c’est…
– Admets-tu que tu as discuté de cette rencontre avec Ronald et ses comparses en secret, et donc en violation de la charte de notre Institut, cette décision relevant du conseil restreint, voire du conseil élargi ?
Kate comprit qu’il ne servait à rien de se justifier. Les murmures montaient dans la pièce, venant cette fois des amis de McIntyre ; les « prédateurs en peau de lapin » se taisaient.
– Oui. J’admets que nous avons pris une grave décision, hors du conseil restreint. Parce qu’elle te concernait… Toi et…
– Contente-toi de répondre à mes questions, je te prie… Tu as eu la parole, c’est mon tour maintenant.
Il se tourna vers la salle.
– Nous voilà tous désormais au même degré d’information, ou presque… Il manque juste quelques détails à certains, que notre fondateur a également oublié de livrer à la connaissance du conseil restreint. Vous savez que le professeur McIntyre et moi nous sommes opposés, il y a huit mois, au sujet des disques que les chasseurs et leur chef, le Taxidermiste, nous réclamaient. Or, Aribert Clauberg, à qui McIntyre et mademoiselle la présidente de séance ont vendu deux brevets il y a deux ans, était le commanditaire des chasseurs. Est-ce exact, mademoiselle Bidgelow ?
– Je… Cela n’a rien à…
– Est-ce exact, s’il te plaît ?
De nouveau, elle hocha la tête.
– Ne trouvez-vous pas étrange qu’après avoir insisté huit mois plus tôt, pour échanger nos connaissances contre trois vies, le professeur décide d’aller rencontrer l’homme qui voulait les acheter, et qu’il le fasse en secret ? Kate Bidgelow, veux-tu me répondre : où se trouvent les disques contenant toutes les connaissances de l’Institut ?
– Dans le coffre du laboratoire.
– Et veux-tu me rappeler qui en possède une clé ?
– Le professeur, mon assistant et moi. C’est une mesure de sécurité que nous avons mise en place après l’épisode des…
– Très bien. Je demande une interruption de séance. Kate, pourrais-tu aller chercher ces disques, s’il te plaît ?
———
Cela tournait mal. Le samouraï sentait le trouble dans son camp. Et il pouvait lire le sourire satisfait sur les visages des douze et de leurs amis. Cela puait la traîtrise.
———
– Ils… Ils n’y sont plus…
Explosion de cris.
– Pardon ? Peux-tu répéter plus fort, mademoiselle la présidente de séance ?
– Les disques ne sont plus dans le coffre.
– Donc, les disques que tu avais sous ta protection ont disparu, ainsi que Ronald, et ton assistant qui possédait une clé du coffre. Ils ont disparu, alors que nous savons désormais que le professeur a rencontré Aribert Clauberg, l’homme qui voulait précisément acheter ces disques. Es-tu sérieuse ?
Beaucoup d’anthropes s’étaient levés et s’étaient mis à discuter, à pousser des cris. Paul éleva la voix, les invitant d’un geste à se rasseoir.
– Je vous en prie, je vous en prie… Gardez votre calme… Nous devons rester dans le cadre strict de notre charte. Alors, voilà ce que j’ai à dire : j’accuse, hélas, mon ancien ami Ronald, avec qui j’ai fondé cet institut, d’avoir vendu nos recherches, notre travail à tous, à des humains qui n’ont rien à voir avec nous et sont prêts à nous tuer comme du gibier. Je l’accuse d’avoir fui avec l’argent de cette forfaiture. Je l’accuse de vous avoir endormis avec son histoire de maîtrise, de vous avoir rendus dociles et soumis pour mieux vous manipuler. J’accuse enfin la présidente de séance d’avoir fait preuve si ce n’est de traîtrise, au moins de naïveté, en dissimulant des informations de première importance à notre assemblée. Et je demande donc sa destitution immédiate.
– Paul, tu ne peux pas…
– Si, je le peux. Et je le fais. Je soumets ta destitution au vote, Kate, ainsi que ton remplacement à la tête de ce conseil par le seul qui ait la légitimité aujourd’hui de le présider… Moi-même.
Il se tourna vers l’assemblée où les murmures s’étaient de nouveau mués en brouhaha.
– Votre serviteur.
– Anja ! protesta Kate.
La jeune femme blonde qui siégeait au conseil restreint avec Kate depuis huit mois la regarda quelques secondes, hésitante. Puis elle secoua la tête et dit :
– Tu nous as menti… Le professeur, Matthew et toi, vous nous avez tous menti…
Kate avait perdu.
– Nous allons donc instruire maintenant le procès de ceux qui nous trahissent, dit Paul Hugo calmement, comme s’il s’était agi d’annoncer une excursion pour le lendemain.
– Foutaises !
La voix de Flora venait de s’élever, claire, brûlante, au milieu du tumulte.
– Tu dis, Flora ?
– Je dis foutaises !
Quelques amis de Bjorn se levèrent, comme un seul homme. Mais Paul Hugo continuait de jouer son numéro de modérateur de l’assemblée, de grand démocrate. Apaisant, il déclara :
– La plus jeune initiée de l’assemblée demande la parole, et elle n’est apparemment pas d’accord avec la procédure que je propose. Même si elle n’a pas voix délibérative, il convient d’écouter son avis.
Tout le monde regardait Flora, qui s’était levée elle aussi. Elle, la tête brûlée, l’incarnation du défi, avec son air crâne, ne regardait que Paul Hugo. Mais de toute évidence, elle s’adressait surtout à ceux de son propre camp.
– Tes propos n’ont aucun sens, Paul. Jamais McIntyre ne nous aurait trahis alors que c’est lui qui nous a permis à tous de trouver refuge ici. Il est allé chercher chacun d’entre nous au moment de notre vie où tout s’effondrait – l’avez-vous oublié ? Il nous a permis de vivre et travailler comme nous le souhaitions à l’Institut, et d’en repartir quand nous le voulions… Cela ressemble-t-il à une manipulation ? À un mensonge ?
– Alors, comment expliques-tu qu’il ait disparu avec une partie de nos connaissances, et qu’il ait secrètement pris rendez-vous avec un laboratoire, Flora ? S’il était aussi irréprochable que tu le prétends ?
– Je ne me l’explique pas, mais lui saura nous éclairer. Je suis sûre que s’il a agi de la sorte, c’est qu’il estimait cela bon pour l’Institut. Et s’il ne nous en a pas parlé, c’est parce qu’il se méfiait de certains parmi nous. De toi, Paul, de Bjorn, et de vos amis. Il m’a demandé de chercher des liens, entre le laboratoire de Clauberg et une très importante somme d’argent que tu as récemment reçue sur ton compte personnel. Qu’as-tu à répondre à cela ?
Le brouhaha reprit de plus belle après cette révélation.
– C’est ta parole contre des faits, Flora. Tu lances en l’air des accusations gravissimes, sans aucune preuve.
– Non, ce n’est pas seulement sa parole, intervint Kate. C’est également la mienne et…
Paul Hugo se tourna vers la biologiste, la moucha d’un ton cinglant :
– Tais-toi, Kate ! Tu as eu l’occasion de dire la vérité, et tu as menti. Ton tour est passé.
Puis il se tourna vers Flora. Pour la première fois depuis le début de son intervention, son attitude et son ton se firent menaçants.
– Flora, peux-tu prouver ne fût-ce qu’une infime partie de tes accusations ? As-tu trouvé quelque chose qui m’incrimine, ou exprimes-tu là tes soupçons, tes délires, et qui sait, ceux de Ronald ?
– Je n’ai rien encore…
– Rien ? Vraiment ?
– Non, pas encore. Mais je sais que tu as fait fortune récemment. Et je sais que McIntyre se demande pourquoi. Et je sais que tes amis se distribuent de la drogue, qu’ils professent des conneries sur la supériorité des prédateurs…
Mouvement hostile du côté de Bjorn et Mevlut…
– Laissez-la terminer…
– Des conneries dont Silvio a fait les frais le premier… Puis Faisal. Et Kate… Des conneries qui nous entraîneront tous dans la folie, si on t’écoute !
À ce moment, Paul lui tourna presque le dos, et s’adressa à la foule. Un truc d’avocat. Pourtant, c’est à Flora qu’il semblait parler :
– Donc, c’est cela… Tu n’as aucune preuve, tu lances des accusations sur ordre de Ronald, et finalement, tu me rends responsable de deux accidents…
Des murmures.
– … avec lesquels je n’ai strictement rien à voir ?
– Toi, peut-être pas. Mais tes théories, si !
Cette fois, c’est Shariff qui avait pris le relais. Le samouraï se balançait sur sa chaise, en équilibre, les pieds appuyés sur le dossier de la rangée de devant. Il n’avait même pas daigné baisser la capuche de son éternel sweat noir pour parler. Paul Hugo afficha une moue franchement ironique. Et méprisante.
– Le homard pensant, maintenant !
Des rires dans l’assemblée. Des deux côtés.
– Y aura-t-il un anthrope majeur pour me donner la repartie ? Ou dois-je me contenter des enfants de McIntyre, qui n’ont même pas le droit de vote ?
Un silence s’abattit sur l’immense bibliothèque.
– Personne… Bien… Pour qu’on ne m’accuse pas de ne pas donner la parole à mes détracteurs, j’appelle à la barre le troisième élément du trio juvénile. Pour qu’il joue le rôle de l’arbitre. Tim, accepterais-tu de répondre à nos interrogations, s’il te plaît ?
C’était si inattendu que, pendant quelques secondes, Tim crut sentir le sol se dérober sous ses pieds. La discussion lui avait échappé depuis longtemps. Il avait encaissé avec stupeur les accusations d’Hugo contre le professeur. Il avait vu comment le bibliothécaire mettait en pièces les contre-accusations de Flora. Et maintenant, Hugo le citait à comparaître. Comme un allié ?
– Tim ?
– Je… Je suis parfaitement d’accord avec Flora et Shariff, Paul… Ce que vous dites sur le professeur est…
– Oui, oui… Toi aussi, tu penses que je suis un monstre, un idéologue et un assassin… Alors que celui qui a disparu avec toutes nos connaissances pour aller les vendre à un laboratoire est un saint. Nous n’en doutons pas. Mais ce n’est pas ce que nous voulons savoir.
Tim regarda autour de lui. Tout le monde se taisait, les yeux braqués sur lui. Flora était restée debout jusque-là, mais elle se rassit lentement. Leurs regards se croisèrent, pour la première fois depuis une semaine. Elle mima l’impuissance d’un haussement d’épaules. Shariff, à côté d’elle, semblait ruminer sous sa capuche – tout en le fixant. Kate avait fait deux pas de côté, défaite. Tout dépendait de lui maintenant.
– Tim, il y a huit mois, sous ta forme arktanthrope, tu as permis la libération de tes deux amis ici présents, ainsi que de Ronald. N’est-ce pas ?
Tim opina. Où le bibliothécaire voulait-il en venir ?
– Souhaites-tu que Bjorn ou quelqu’un de l’équipe de nettoyage rappelle dans quel état ils ont retrouvé les corps des chasseurs ? Le souhaites-tu, Tim ?
Une rafale d’images le frappa de plein fouet. Ses morts. Ses mutilés. Ses meurtres. Ben, avant eux… Il avait… Déjà, Paul ne s’adressait plus à lui.
– Écoutez-moi… Tout le monde sait que ce garçon ne me porte pas dans son cœur, et qu’il est fidèle à Ronald, notre père à tous, n’est-ce pas ? Pourtant, lorsqu’il a fallu affronter les chasseurs, qui, eux, étaient de véritables assassins, lorsqu’il a fallu se libérer d’une menace terrifiante, qu’a-t-il fait ?
Hugo le désignait de l’index ; toute la salle n’était qu’une multitude d’yeux inquiets, avides, posés sur lui, le meurtrier.
– A-t-il fait appel à la morale, à la vertu, à la maîtrise prêchées par McIntyre, ou a-t-il utilisé son immense puissance, au service d’une cause juste ? Et pourquoi nous, qui réclamons la puissance, ne saurions-nous pas, comme lui, la mettre au service de causes justes ?
Tim devait intervenir, interrompre la fascination qu’exerçait le bibliothécaire sur son auditoire. Maintenant.
– Justement, le professeur m’avait demandé d’être là, ce soir, pour vous parler de ce que j’ai… de ce qui s’est produit, dans le bunker…
– Nous t’écoutons, Tim.
– Cela n’a rien à voir avec la puissance. Cela a à voir avec le meurtre, avec le sang, avec l’horreur… J’ai… J’ai été un… monstre.
Hugo s’était rapproché. Sa voix descendit dans les graves, même si elle restait parfaitement audible. Il se comportait comme un procureur face à un témoin de la défense. Chaleureux, dangereusement amical.
– Avais-tu une autre solution, Tim ? Penses-tu que tu pouvais agir autrement ?
– Non, je n’ai pas trouvé le moyen de…
– Tu n’as pas trouvé le moyen, parce qu’il n’y en avait pas. Parce que la puissance coule dans ton sang, qu’elle est un don de la nature, et que tu dois l’utiliser.
– Non, elle n’est pas un don, mais une…
– Le regrettes-tu ? Penses-tu avoir commis le mal, Tim ?
Une pause.
– Regrettes-tu d’avoir sauvé ce professeur si parfait qui n’a pas daigné venir ce soir ? Ainsi que les deux jeunes gens que nous sommes heureux d’accueillir, comme toi, pour la première fois au conseil ?
Tim lança un regard de noyé vers ses amis. « Aidez-moi… » Flora le fixait toujours, l’air désolé. Le visage de Shariff, dans l’ombre, était aussi sombre que sa capuche.
– Non, je n’ai…
– Tu as eu peur après coup de cette puissance, Tim. Je le comprends. Et certains ont cultivé cette peur en toi, en vous tous, pour vous dompter, et transformer vos métamorphoses en… en épiphénomènes. Vous deviez rester bien soumis. Mais quand tu regardes objectivement, Tim, tu vois bien que c’était le seul, le meilleur moyen, et qu’il n’y a rien à regretter – ta puissance est un don.
Tim était désemparé, les bras ballants. Son intervention aurait dû porter un coup décisif à son interlocuteur et faire basculer l’assistance dans le camp de McIntyre. Il venait de se produire le contraire.