27.

DES ARMES

Bjorn se leva et s’approcha à son tour. Impressionnant, massif, il dominait Tim de la tête et des épaules, et rayonnait d’un calme dangereux. Il sortit de sa poche un sachet de plastique transparent, qui contenait trois ou quatre comprimés orange.

– Paul n’a rien à voir là-dedans. Mais moi, je plaide coupable. Nous nous sommes effectivement procuré de la Tiger Eye, quand nous avons su que ce speed existait… Nous l’utilisons entre nous pour nous débarrasser de ce moralisme qu’on nous impose depuis des années et qui nous empêche d’être ce que nous sommes : des chasseurs. Des dominants, au sommet de la chaîne alimentaire, chacun dans notre écosystème.

Kate intervint, tendit la main :

– Bjorn, donne-moi immédiatement ce produit, je dois…

– Tu ne dois rien du tout, docteur. Les prédateurs se rient de ta morale, ils dominent. Il y a eu des accidents, au début, mais il y en aura de moins en moins. Ce n’est rien. C’est juste l’apprentissage de la puissance qui nous submerge encore. Et vous, les autres, vous devrez aussi apprendre. Nous allons vivre le pouvoir.

– Vous êtes…

– Regardez.

Bjorn goba un comprimé orange. Puis il sortit une seringue, remonta sa manche, et se fit une injection. Toute l’assistance eut un mouvement de recul.

La transformation se déroula sous leurs yeux.

 

———

 

Paul parla d’une voix hypnotique :

– Je désapprouve ce que vient de faire Bjorn, parce que cela contrevient aux usages, mais regardez-le… Ouvrez vos yeux, décillez-les, regardez le fauve…

Bjorn la grande panthère noire était d’une souplesse menaçante. Une électricité sembla habiter l’air, tout d’un coup. Chaque mouvement de ses pattes pouvait lancer la foudre, chaque coup de tête, de croc. Le cou disparaissait sous la masse musculeuse des épaules. La gueule cherchait quelque chose à mordre, sans cesse ouverte. Il y avait quelque chose d’inéluctable en elle, la certitude d’une attaque. Il y avait cette impression de force, féline, suffocante.

 

La voix hypnotique de Paul Hugo, sur ce spectacle, ressemblait à une voix off :

– C’est la perfection même, la puissance… La pureté. Rien à voir avec ces mécaniques instinctives qu’on voudrait vous faire craindre. Rien non plus de domestiqué, rien qui soit soumis aux règles, aux lois, aux hommes.

La panthère fit un tour sur elle-même puis se dirigea vers les amis de McIntyre qui se mirent à reculer, pas à pas, fascinés par le danger qui émanait d’elle. Kate articula lentement, comme tétanisée :

– Paul, les règles stipulent que nul anthrope ne doit assister au conseil pendant sa métamorphose, et que les menaces sont bannies du mode de gouvernement de cet endroit…

– Oui, Kate. Tu as bien appris ta leçon, comme un caniche. Mais regardez… Bjorn est la puissance, en cette minute. Et je vous le demande, mes amis : pourquoi y renoncerait-il ? Trouvez-vous que Bjorn perd ses moyens, sa maîtrise, alors qu’il a pris cette drogue ? Non… Oh, non… Il ne perd rien. Il choisit. Il est maître de lui puisqu’il sélectionne parmi vous celui qu’il veut…

Tout le monde avait reculé, sauf Flora et Shariff, toujours assis. Une minute plus tôt, ils étaient au milieu de l’assemblée des partisans de McIntyre – maintenant, ils en formaient l’avant-garde. Ils ne bougeaient pas. Tim, toujours debout à côté d’Hugo, fit deux pas en avant, vers le fauve, pour détourner l’attaque, si…

– Le trouvez-vous fou, ou d’un calme magnifique ? Qu’en pensez-vous ?

Kate dit à voix haute, avec une solennité hachée par le stress :

– La séance est dissoute.

– Bjorn ! ordonna Paul Hugo.

La panthère, en deux bonds, fut devant la docteur en biologie, les babines retroussées sur des crocs ivoire.

– Tu ne devrais pas rejouer avec la chance, Kate. Ines t’a manqué, parce que nous le voulions, mais Bjorn… reste Bjorn.

La voix de Paul monta d’un cran :

– Croyez-vous qu’il frappera parce que je le lui ordonnerai ? Oh, non… Bjorn n’est pas un toutou. Il est plein de haine pour Kate, parce qu’elle vous a trahis, tous. Il choisira d’exprimer sa puissance contre elle si elle refuse que l’on procède au vote ce soir, comme le règlement l’exige à chaque conseil. Dans une minute, je vais proposer sa destitution, puis nous parlerons de l’avenir de l’Institut, du projet que nous avons pour lui, mes amis et moi… Mais en attendant, regardez Bjorn. Regardez-le… Il épargne Kate, pour l’instant, il sait le faire, malgré la drogue ingérée. Peut-être a-t-il plus de haine pour d’autres…

Paul s’amusait. Plus personne ne bougeait, de peur d’attirer l’attention de la panthère qui s’était détournée de Kate et revenait d’un pas inquiétant vers Flora et Shariff :

– Par exemple, continua le bibliothécaire, pour deux jeunes gens qui se permettent d’émettre des accusations graves alors qu’ils ne sont même pas majeurs… Qui sont les suppôts du professeur… Parce que leur métamorphose est minable, qu’ils sont au bas de la chaîne alimentaire, et qu’ils ont peur de leur faiblesse, comme de notre puissance…

– Flora !

Tim avait crié en s’avançant de quelques pas. La jeune fille s’était redressée sur ses jambes, lentement, pour quitter sa position assise, mais elle se figea. Les yeux jaunes de la panthère l’hypnotisaient. Bjorn la fixait, elle, et personne d’autre.

– Oui, Tim, tu hésites… Seras-tu obligé de te transformer en ours pour sauver tes amis ? Me donneras-tu raison, vas-tu te battre à mort contre un autre anthrope ? Feras-tu assez vite, et dois-tu, toi aussi, utiliser ta puissance, pour tuer l’un d’entre nous ? Ai-je raison ou as-tu tort ? Quel dilemme, n’est-ce pas, monsieur Blackhills ?

– Et toi, tu en veux, un dilemme, Ducon ?

Shariff n’avait toujours pas bougé. En apparence. Sa chaise était en équilibre sur deux pieds, ses chaussures délacées en appui sur la table de devant. Mais son visage venait de sortir de sous sa capuche, un sourire mauvais aux lèvres. Et sa main avait jailli de sous son sweat. Elle tenait un pistolet automatique de gros calibre. L’arme dessina un huit, dans l’air.

– Le dilemme de Bjorn, reprit Shariff, c’est : la panthère saute-t-elle assez vite ou la balle part-elle encore plus vite ? Mon dilemme à moi, c’est : si j’abats Bjorn parce qu’il essaye de me tuer, qu’est-ce qui me retient de buter aussi celui qui lance Bjorn sur moi ?

Le flingue de métal froid braqua Paul Hugo.

– Shariff, tu ne peux rien… Ton revolver n’est jamais chargé en dehors du stand de tir. Ordre de ton seigneur et maître, le grand professeur.

– Et toi, Paul Hugo, ton premier dilemme c’est : Shariff-le-homard-pensant, comme tu dis, obéit-il toujours au professeur ? Ou pas ?

PAW !

Un coup de feu, en l’air. Un peu de bois et de plâtre tombèrent du plafond, tout le monde sursauta. La panthère avait fait un bond de côté, elle hésitait maintenant sur l’attitude à adopter.

– Premier dilemme résolu. Et, croyez-moi ou pas, il y a quinze munitions blindées dans le magasin. J’en fais monter une deuxième ? On continue ?

Shariff continuait de se balancer sur sa chaise, sa voix était railleuse, comme si tout cela n’était qu’un jeu. Le flingue allait d’une cible à l’autre.

– Deuxième dilemme pour Paul Hugo, grand théoricien alpin de la puissance : la panthère sous speed va-t-elle être assez conne pour essayer d’attaquer, malgré tout, le samouraï ? Parce que dans ce cas, je te préviens, je l’aurai elle, puis je t’aurai toi, Paul Hugo. Sans aucun remords. Et je saurai aussi buter quatre ou cinq de tes protégés, avant que les autres aient le temps de m’atteindre…

Un mouvement rapide du pistolet, vers sa droite.

– … contrairement à ce que paraît espérer l’ami Mevlut. Alors, tu rappelles ton garde du corps et ta bestiole… Tout de suite.

Mevlut esquissa un mouvement de recul quand le flingue l’attrapa dans sa mire. Le fauve s’était, quant à lui, ramassé sur ses pattes arrière. Comprenait-il ce qui se passait ? S’apprêtait-il à bondir, malgré l’arme ? Hugo hésita encore quelques secondes, puis, lâcha d’une voix cinglante :

– Bjorn !

Le fauve leva la tête, étrécit deux fois les yeux en lançant un rugissement – comme le tigre dans l’arène face au fouet du dompteur. Puis, lentement, à regret, vaincu, il fit demi-tour et vint se placer derrière Paul Hugo.

– Un vrai toutou, en fait, ton échantillon de la race supérieure… Troisième devinette, mon pote : que vaut l’infinie puissance que tu nous vantes face à l’industrie humaine qui a inventé mon arme à feu ? Que dalle, on dirait. Quatrième devinette : comment vas-tu expliquer à ton ami Ronald ce qui s’est passé, et ta trahison, quand il reviendra ? Vaut-il mieux essayer d’expier ta forfaiture ou prendre tout de suite tes cliques et tes claques ? Il paraît que tu viens de t’offrir un chalet…

PAW ! nouveau coup de feu au plafond. Tout le monde sursauta.

– Faudra réparer, je suis désolé… Mais tu demanderas à un homme-mouche ou à une fille-guenon de monter faire le taf, avec son infinie puissance. Cinquième et dernière devinette : comment vas-tu ramener ton chihuahua dans sa pièce rouge, ce soir, vu que le speed va nous l’avoir énervé ? Tu as prévu des steaks ?

Shariff se balançait toujours et riait franchement maintenant. Ses dents blanches et carnassières contrastaient avec son visage enfantin. Puis il lança à voix haute :

– Des menaces ont été proférées, et des armes brandies, ce qui constitue deux violations évidentes du règlement intérieur de notre institut, ainsi que de l’esprit de notre charte. Au nom de la présidente par intérim, je proclame donc la séance dissoute, et remise sine die… Le prochain conseil élargi aura lieu au retour du professeur. Le conseil restreint prononcera à ce moment les exclusions et les sanctions contre les fauteurs de trouble, dont je suis. Que ceux qui s’y opposent lèvent la main…

PAW ! Cette fois, le coup de feu partit à un mètre au-dessus des têtes des prédateurs. Les amis de Paul Hugo se regardèrent sans rien dire. Pas une main ne bougea.

– Adopté, à l’unanimité ! Maintenant, barrez-vous.

 

———

 

Tim, Flora et Shariff se retrouvèrent avec Kate, Anja, et Marco dans l’immense pièce au plafond trop haut, percé par deux munitions blindées. Les raclements de chaises, puis les bruits de pas, les claquements de portes qui se referment, les chuchotements s’étaient tus. Tim et Flora étaient figés, stupéfiés. Kate, Marco, et Anja attendaient la suite.

Shariff se marrait ouvertement.

– Une bonne séance, avec pas mal de rebondissements inattendus, pas vrai ? Quelquefois, rien de tel qu’un peu d’ultraviolence pour débloquer des situations insolubles… Notez que je regrette toujours qu’on en arrive à cette extrémité.