« ON Y VA ? »
De retour au mazot, ils barricadèrent toutes les portes et les fenêtres. Kate venait de donner ses ordres aux fidèles de McIntyre : les nouvelles équipes de sécurité de Marco devaient patrouiller, en douceur, en espérant que les amis de Paul Hugo n’iraient pas jusqu’à l’affrontement. Les gardiens avaient la consigne de ne pas parader entre les mazots de l’Alpage, afin de ne pas exciter leur colère. La directrice du labo se sentait les épaules assez solides pour gérer la situation, dans les heures à venir.
À la fin du « conseil restreint » improvisé, à six, elle leur avait dit : « On devrait pouvoir les tenir tranquilles pendant une semaine. Après ça, soit ils partiront, soit ce sera la guerre… »
Shariff gardait ses deux armes chargées à portée de main. Il menait les opérations, et improvisa un énième « conseil restreint », à trois, dans le mazot.
– Assemblée réservée aux enfants de McIntyre, et provisoirement installée dans la chambre de Catwoman… La séance est ouverte !
Tim ne disait toujours rien, mais écoutait. Flora pianotait sur le clavier d’un de ses deux ordis, à une vitesse vertigineuse, tout en leur résumant l’état de ses connaissances :
– J’ai passé des heures sur Internet ces dix derniers jours, à récupérer des informations et à vérifier les activités et les comptes d’AC Hemato Incorporated. Activités diversifiées, recherche fondamentale, recherche appliquée, production pharmaceutique et biotechnologies. Fondateur et PDG, Aribert Clauberg. Siège social, Lausanne, Suisse. Chiffre d’affaires : 1,8 milliard d’euros. Nombre d’employés : 120 000.
– Waouh… Plutôt un poids lourd…
– Yep. Et Le poids lourd en question ressemble à un sacré merdier, côté structures. Il y a au moins trente entités enchevêtrées, chacune spécialisée dans des activités précises, plus une dizaine de sociétés-écrans, à ce que je vois. Pour faire de l’argent dans des endroits très très paradisiaques…
– Même les Suisses pratiquent l’évasion fiscale, commenta Shariff. Mais je ne pense pas que le professeur enquête sur le blanchiment d’argent des labos pharmaceutiques. Regarde plutôt ce qui concerne la production de molécules, d’amphétamines, pour la médecine ou autre.
– OK, monsieur-je-sais-tout, mais figure-toi que j’ai déjà regardé. Tu m’écoutes ?
– Vas-y…
Ses mains couraient maintenant sur les deux claviers, alternativement, sans qu’on sache ce qu’elle cherchait. Elle passait apparemment d’un écran à l’autre, où défilaient des fichiers Excel, des listes de noms… Elle étudiait chaque tableau en un coup d’œil, cela ne l’empêchait pas de garder le fil.
– Bon. Outre mes petites investigations infructueuses dans la comptabilité d’Hugo, et dans celle de Clauberg, je me suis penchée sur les domaines d’application des différentes entreprises du groupe. Notamment sur tout ce qui touche aux activités militaires.
– Militaires ? Attends, ce n’est pas pas un labo pharmaceutique ?
– Si… Mais c’est surtout une gigantesque machine à produire du fric, grâce à toutes sortes de produits que ses filiales fournissent à toutes sortes de clients : pharmacie, biotechnologie, armes biologiques… Il existe au sein de la holding une entité poétiquement baptisée WarDogs, spécialisée dans les biotechnologies appliquées à des fins militaires. Clients : une bonne dizaine d’États. Domaines de recherche : tout ce qu’il est possible d’imaginer concernant les manipulations biologiques pour fabriquer des super-guerriers. Ils bossent sur le clonage, ils expérimentent des molécules augmentant la résistance des soldats aux gaz de combat. Ils travaillent également sur l’implantation de puces dans le cerveau humain pour permettre des choses aussi utiles qu’une hyperesthésie oculaire ou auditive, par exemple…
Tim, pour la première fois, intervint :
– Désolé, Flora, je ne parle pas ta langue, là.
Shariff traduisit :
– Une hyperacuité des sens. La capacité de voir mieux, plus loin, d’entendre mieux, plus loin, de percevoir les ultrasons, etc.
– Ils essaient de fabriquer des… des cyborgs ? demanda Tim.
– Disons au moins des surhommes. Capables de voir la nuit, de communiquer dans la gamme des ultrasons, de recevoir directement dans le cerveau des ordres informatiques. Et, manifestement, plusieurs départements de la Défense prennent leurs recherches très au sérieux. Le tout est parfaitement légal vu qu’en apparence ils ne fabriquent aucune arme biologique et ils mènent leurs recherches en choisissant soigneusement l’implantation de leurs labos.
– Et le speed ? demanda Shariff. Ça rentre dans le cadre de ces recherches ?
– McIntyre le pensait, et il avait raison. Depuis sept mois, officiellement, ils fabriquent une amphétamine pour les commandos, qui rend les types capables de se battre pendant quatre jours d’affilée tout en stimulant l’agressivité.
– La Tiger Eye ?
– Peut-être… Officiellement, c’est le programme Cold Blood. L’avantage de leur cachet est qu’il supprime toute mémoire aux combattants. Une façon habile de prévenir le syndrome post-traumatique. Mais leur came ressemble comme une jumelle à celle de Bjorn.
– Bon. Et on a la preuve que Clauberg en a vendu à Paul Hugo ?
– Bien sûr que non, sinon, je l’aurais sortie tout à l’heure…
Tim se rembrunit. « Tout à l’heure ». Autrement dit, lors de leur fiasco devant Paul Hugo. Heureusement que Shariff…
– Never mind, dit le garçon homard. Ce qui importe, dans un premier temps, c’est de ramener mon père… On sait qu’il était convaincu de la complicité de Clauberg et d’Hugo, et on sait qu’il est parti enlever le fondateur du labo. On doit donc pouvoir retrouver sa trace informatique quelque part, sur un des sites du groupe, ou dans un agenda électronique, non ?
– Bingo !
Tim remarqua seulement à cet instant que Flora avait cessé de pianoter depuis quelques secondes. Elle venait de tourner son écran vers eux pour qu’ils le voient : il affichait un site Internet commercial, pour un palace au bord du lac Léman.
– Tu nous offres un week-end de charme, darling ? lança Shariff. Je suis invité ?
– Dans tes rêves, gamin. Bon, c’est juste un début de piste… Je viens de forcer le serveur de la messagerie de Matthew et il a réservé trois chambres… selon un mail de confirmation reçu le 20 avril. Hôtel du Lac, Lausanne, Suisse.
– Reste à savoir s’ils y sont toujours.
– Je viens de me promener dans le serveur intranet de l’hôtel. Ronald McIntyre, Julien Charcot et Matthew Finnegan avaient des réservations à leurs noms, cette semaine, du samedi 21 au mercredi 25. Mais apparemment, ils ont disparu dès la première nuit, sans régler leur note, et leurs affaires sont toujours dans leurs chambres. La direction a décidé de débiter leur compte de la caution, correspondant à deux semaines de séjour, et elle renverra leurs bagages à l’adresse de leur passeport en fin de semaine, selon l’usage maison.
– Disparus, corps et biens, déclara Shariff.
– Oui. On commence par là, répliqua Flora. On y va ?
———
– Bon, tu te sens de nous conduire jusque-là ? Tu seras moins empoté qu’au conseil ?
Shariff avait carrément mis les pieds dans le plat. Flora regarda Tim, intensément.
« Alors, tu vas te débiner, cette fois encore ? » songea-t-elle.
Après une seconde d’hésitation, il endossa le nouveau rôle qu’on lui confiait :
– Il va bien falloir. On doit être là-bas le plus vite possible, si on veut trouver un indice… Avant que l’hôtel ne réexpédie leurs affaires. Flora cherchera d’éventuelles traces électroniques, dans les archives de WarDogs, ShylocK et AC Hemato… Nous, on fouillera les valises pendant ce temps-là.
– Il y a juste un problème, les garçons. Le plus vite possible, ce ne sera pas avant trois jours. Je deviens Catwoman cette nuit.
– Eh bien on n’a plus qu’à espérer que l’Hôtel du Lac accepte les animaux, parce qu’on n’a pas exactement trois jours devant nous.
C’était au tour de Tim de la fixer, avec une douce fermeté.
Quand Shariff eut quitté la chambre pour « préparer ses armes », elle attaqua :
– Comme tu l’as vu avec celui de Matthew, je peux forcer n’importe quel serveur en quelques minutes, Tim. Quand nous aurons retrouvé McIntyre, il faudra que tu m’expliques ce que tu avais l’intention de faire en réservant un billet d’avion pour Missoula départ demain. Un seul billet…
Elle montra sa main, où brillait un petit diamant de peu de valeur, à l’éclat blanc :
– On est mariés, Tim. Toi et moi. Si c’est au-dessus de tes forces d’y croire, tu n’as qu’à faire semblant.