06.

GHOST DOG

– Tu fais le homard à quelle heure ? Tu veux qu’on se prévoie une petite séance, ce soir – relaxation, simulation, combat ?

Shariff secoua la tête en regardant Julien : pour une rare fois, la proposition du maître du dojo tombait mal. Il y avait cette chemise bleue, qu’il venait de poser devant lui sur l’une des trois grandes tables de la bibliothèque, à l’étage « Récits et mythes », ce dossier fermé qui l’hypnotisait, l’habitait, les documents d’une adoption… Aujourd’hui, Shariff ne se sentait pas d’explorer la science du kung-fu.

Le grand garçon mince aux muscles déliés, à la chevelure épaisse, noire, frisée, le considéra presque sévèrement.

– Quelque chose ne va pas ? Tu as l’air bouleversé…

– Yep… affaire privée. Mais je vais retrouver le chemin de la maîtrise.

– Bien. Je te le souhaite.

Julien ne plaisantait pas : il prenait très au sérieux la supranoïa, et la voie du samouraï – la droiture, le courage, la bienveillance, la politesse, la sincérité, l’honneur et la loyauté au shogun, les sept grandes vertus confucéennes du guerrier. Julien, d’ailleurs, ne plaisantait jamais. L’assistant de Kate, vétérinaire, infirmier et chimiste, était un type sympa, conséquent ; mais sans aucun humour. Il se comportait comme un frère aîné, à sa manière moins intime, mais plus attentive et exigeante que Tim. Il se montrait plus aîné que fraternel, sans doute. Et, pendant son temps libre, il était le maître du petit dojo de l’Institut qu’il avait créé à l’intérieur de son mazot, et où quelques anthropes s’entraînaient à la maîtrise en recherchant le geste parfait, la force contre la violence.

Julien désigna les trois amis de Paul qui étudiaient ensemble dans l’un des angles de l’immense salle du premier étage.

– Tu as vu ce qu’ils lisent ? s’enquit-il.

– Oui. Comme d’habitude, des bouquins sur la théorie des races, et d’autres sur la chaîne alimentaire. On ne les changera plus.

Un instant, Shariff se demanda si précisément aujourd’hui, face au raz-de-marée d’émotions qui l’avait submergé, il n’était pas opportun de se rendre au dojo. Kung-fu, style externe : la maîtrise des gestes, des postures, de la vitesse et de la technique, le bâton shaolin, les frappes à poings nus. Kung-fu, style interne : la maîtrise de la respiration, des énergies.

Mais non, finalement, il renonça à l’idée d’une séance avec son maître d’art martial. La culture physique, la maîtrise des armes (bâton shaolin, chaîne, sabre…) étaient devenus des palliatifs. Le professeur – son « père » ? – trouvait qu’il s’y adonnait avec l’excès des néophytes. Aujourd’hui, aujourd’hui du moins, il suivrait ses conseils.

 

———

 

Le homard évoluait dans son aquarium, à petits pas crissant sur le sable, expulsant un nuage de bulles plus fines que du champagne. Finalement, il vint se placer face à l’écran d’ordinateur, où les images défilaient. « Lire, relire, ruminer » disaient les anciens – quand il était crustacé, il ne pouvait tourner les pages des livres, faute d’en avoir des plastifiés qu’il plongerait dans son enclave aquatique et feuilletterait avec ses pinces. Mais maintenant que son esprit avait imposé la lecture aux connexions neuronales du homard, il choisissait ordinairement des extraits à contempler et à méditer pendant les cinq heures de plongée – des lignes qu’il connaîtrait ainsi par cœur. Des sagesses : le bushido, la voie du samouraï ; le Hagakure, l’art de la guerre, de la vie et de la mort.

En cette nuit d’adoption, pourtant, Shariff ne lisait pas. Il regardait un film sur l’ordi. Un film sorti l’année de sa naissance, que Flora lui avait téléchargé et qu’il se repassait en boucle depuis quelques semaines : Ghost Dog1, méditation guerrière sur fond de vie nocturne, de hip-hop, d’armes à silencieux. Sur l’écran, un homme trop gros, un Noir, ami des pigeons, des enfants et des clochards, un tueur solitaire cultivait l’art du samouraï : Ghost Dog était d’une grâce et d’une efficacité irréfutables.

Dans son eau saumâtre, Shariff se récitait les dialogues. Il exécutait des mouvements d’une lenteur de danseur, avec ce corps qui ne s’appartenait pas. Comme l’homme du film, deviendrait-il un cerveau parfaitement armé, un fantôme de tueur, lorsque reviendrait la menace ? Ghost Lobster2 ?

La menace, comme dans Ghost Dog, viendrait de ses anciens amis. Paul Hugo par exemple, qu’il appelait saint Paul il n’y a pas si longtemps, ou le maître de la bibliothèque. Mais Paul Hugo n’était plus au service de la supranoïa, cette maîtrise qui faisait de la conscience humaine la maîtresse, et de l’instinct le serviteur, il agitait des passions que le sage repousse d’un revers de la main. Paul Hugo travaillait depuis des mois contre le professeur. Bientôt, dans quelques semaines, Shariff serait prêt à le combattre, lui et ses disciples.

 

En attendant, il devait d’abord s’occuper de ses amis. Il allait lancer l’offensive demain. Elle serait tranchante, intangible, comme une lame de katana3.

1- Ghost Dog : la voie du samouraï, film américain de Jim Jarmusch, 1999.

2- Homard fantôme.

3- Le terme katana sert à désigner l’ensemble des sabres japonais. Ceux-ci sont réputés être les meilleures lames du monde.