07.

LES GRANDS MOYENS

– Ça va, ma belle ?

–Tu rentres dans ma chambre sans frapper, là, t’es au courant ?

Elle avait répondu, le dos tourné, vissée à son clavier. Shariff jeta un œil : aujourd’hui, Catwoman faisait du Catwoman, du piratage en règle, ses deux ordis en ligne, des adresses IP défilant sur une carte satellitaire.

– Yep. Tu es enfermée depuis hier, et j’espérais te surprendre à moitié nue…

Les doigts continuèrent de frapper, au même rythme, sur le clavier. Traduction : tu es importun, là, gamin.

– J’apporte une invitation.

– Oui ?

– Mardi soir, pour ton anniversaire. Je ferai un tajine, un tajine-de-la-mort.

Flora se retourna vers lui, les yeux perçants.

– Un tajine-de-la-mort ? Il y a un problème ?

– Vous êtes le problème. Et je suis la solution. Tim a passé la journée d’hier dans la montagne, et toi devant ordi.

– Et ?

– Et à force de mettre tous les deux le couvercle sur vos traumatismes, un jour, ça va péter. Et ce jour-là, c’est moi qui ramasserai tous les petits morceaux, un ménage en grand, je te dis que ça. Sans compter que je m’ennuie, et que ton idylle avec Mister Grizzly patine…

– On en reparlera quand tu auras soigné ta mélancolie du homard, gamin.

Elle se retourna avec humeur vers son écran, et tendit son mug, à l’aveugle. Shariff l’emplit, il avait apporté une cafetière fumante.

– Alors ? Tu viendras ?

– J’ai le choix ? En attendant, Shariff, fais quelque chose, coupe tes cheveux !

Vade retro, Dalila, répondit Samson.

 

———

 

La table du petit déjeuner était prête, quand Shariff vit Tim entrer, bronzé de la veille. Tim dormait de plus en plus tard, depuis quelque temps. Comme s’il cherchait à fuir ses colocataires, attendant pour se lever que Shariff soit parti à la bibliothèque. Tim n’allait plus chez McIntyre. Le professeur – son « père » – ne voulait pas organiser de séances d’hypnose, tant qu’il n’aurait pas surmonté le traumatisme du bunker : dix meurtres commis pour sauver ses amis de la mort. Mais guérirait-il sans hypnose ?

– Ah, tu es là… Où est Flora ?

– Ça fait deux jours qu’elle reste enfermée dans sa chambre. Elle boude… Nous nous sommes querellés, à propos de votre relation.

– Notre… relation ?

– Ouais, tu sais, Tim… La grande histoire d’amour qui devait embellir votre amitié, et qui n’arrive pas à décoller à cause des fantômes que vous traînez, l’un et l’autre.

– Et ça te regarde ?

– Un peu, jeune homme. D’une part, je sais parfaitement, en tant que homard, que j’ai peu de chances d’emballer Flora Argento ; alors je préfère qu’elle vive heureuse et ait beaucoup d’enfants avec un type comme toi, à condition que je sois le parrain de l’aîné, et des suivants d’ailleurs. D’autre part, vous vous rendez malheureux et je ne m’amuse pas beaucoup à vous voir soupirer, les mots au bord des lèvres, depuis sept mois.

– C’est pour ça que tu passes ton temps à l’armurerie et au dojo, maître shaolin ? Pour te distraire un peu, pendant qu’on soupire ?

Shariff le regarda d’un air narquois.

– Remarquable tentative de diversion. Flora a essayé le même truc, tout à l’heure, en me parlant de ma supposée mélancolie… Vous en avez discuté entre vous, ou quoi ?

– Bien sûr, on a tenu un conseil de famille, pour savoir quoi faire de notre ado turbulent. On envisage la pension.

– Touché ! Et si on essayait plutôt d’affronter la réalité, tous les trois ?

– Tu radotes sans arrêt, Shariff. Quand tu cesses de nous bassiner avec les complots présumés de Paul Hugo, c’est pour nous parler de ça. Mais je te jure que j’essaye, et que je ne vois pas d’issue.

– OK… « Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ? », Friedrich Nietzsche, mon pote. Essayons plutôt la cuisine… Je vais faire un tajine-de-la-mort, mardi soir, dans quatre jours. Pour l’anniversaire de Flora. Ça devrait coller avec les horaires de mes marées. Je vous invite. Et on en reparle. Bon, à part ça, tu as faim ?

 

———

 

Comme Tim l’avait prévu, il neigea pendant les deux jours qui suivirent son ascension du pic de Mémise, continûment. Une neige serrée, glacée, qui assombrissait les jours, compliquait chaque déplacement entre le Hameau et l’Alpage, et exigeait qu’on s’équipe pour aller au chalet principal, à la bibliothèque, ou même dans un mazot voisin.

 

———

 

N’importe quel chat noir et n’importe quel hacker savaient qu’il valait mieux rester chez soi par un temps pareil – devant sa cheminée ou son écran. Deux jours enfermée dans un chalet à la montagne pour un grand week-end avec son meilleur ami et son « amoureux », le tout s’achevant sur sa soirée d’anniversaire ; n’importe quelle fille de son âge aurait signé. Alors pourquoi sentait-elle monter l’inquiétude ?

Un tajine-de-la-mort ? La dernière fois que leur shaolin fou avait utilisé l’arme ultime, il avait fait voler en éclats toutes les défenses de Flora contre Tim – et il avait failli les séparer à tout jamais, tous les trois. Cette fois, que prévoyait-il ? Une thérapie de groupe ? Une explosion thermonucléaire ? Une séance de méditation transcendantale, avec mantras et kung-fu obligatoires ?

Flora se leva, ouvrit les volets. Cette maudite neige tombait toujours aussi dru. Pourquoi ne se sentait-elle pas la force d’aller trouver Tim, dans sa chambre, maintenant, de reprendre leur histoire là où ils l’avaient laissée – c’est-à-dire à deux doigts de mourir, quand elle s’était crue perdue et qu’elle avait compris que la seule chose qui lui coûtait, c’était de le perdre, lui ?