LE MASTIFF (CYNANTHROPIE)
– D’après les confidences que vous avez recueillies sur eux, pensez-vous possible que cette attaque soit délibérée, Matthew ?
– Silvio Muller faisait partie de la bande de Bjorn, mais restait en marge. Les carnivores le toléraient dans leur voisinage, sans plus… L’un d’entre eux a parfaitement pu apprendre la date de sa métamorphose.
– Selon vous, il s’agirait d’un meurtre planifié ?
– Je le crains, professeur… Et tous les grands carnivores de l’Institut appartiennent actuellement à la bande d’Hugo, sauf vous, Marco, Julien et Timothy.
Et sauf le grand chien mastiff, qui ne se considère pas lui-même comme un prédateur, un « grand carnivore », puisqu’il est domestiqué, songea McIntyre. Docile, dévoué, « fidèle comme un chien ». Le professeur sourit : il était parfois étonnant de constater combien certains anthropes ressemblaient à s’y méprendre à leur animal métamorphanthropique.
Le mastiff. Les légionnaires romains avaient fait sa connaissance autrefois, au cours de leur difficile invasion de la Grande-Bretagne. Ils avaient eu toutes les peines du monde à affronter ce molosse plus grand que tous ceux qu’ils avaient croisés jusque-là dans leurs conquêtes et dressés à l’attaque. Finalement vainqueurs, ils avaient utilisé des meutes dans leurs campagnes contre les Germains. Était-ce ce que faisait le professeur, aujourd’hui ? Détournait-il la sauvagerie potentielle de Matthew contre des ennemis encore plus dangereux ?
Oui, sans doute. Mais pas comme un dresseur. Comme un ami.
Il regarda le grand garçon dur, impassible, qu’il avait en face de lui. Énormes, hauts sur pattes, dotés d’une mâchoire si puissante qu’il faudrait un outillage professionnel pour leur faire desserrer les dents, et dévoués, les chiens mastiffs avaient été utilisés pendant vingt siècles, sur cinq continents, purs ou abâtardis, pour combattre l’ennemi, chasser le loup, saigner les visiteurs importuns, les braconniers, les esclaves… McIntyre ne pouvait s’empêcher de songer que l’expression « dévoué comme un chien » ne rendait pas compte, exactement, de Matthew Finnegan. Il fallait dire aussi : « dangereux comme un chien », « hargneux comme un chien », « mortel comme un chien ». Le rouquin attendait que son « patron » ait fini sa réflexion. « Silencieux comme un chien mastiff » ?
– Continuez, Matthew, je vous en prie… Vous avez une idée précise de la situation, je crois.
– Les carnivores dont nous parlons sont suffisamment anciens ici pour posséder une maîtrise parfaite de leurs instincts, à part Blackhills. Et nous savons que Timothy est innocent. Si on ajoute que les petits soldats de Bjorn déclenchent leurs métamorphoses grâce à des injections lorsqu’ils le souhaitent, sauf Ines, et qu’ils sont tous convaincus que l’heure des prédateurs est venue…
Matthew grimaça, explicite : son opinion était faite depuis longtemps, les « petits soldats » étaient prêts à tout. Shariff pensait de manière identique. Les deux meilleurs conseillers de McIntyre partageaient donc la même analyse.
– Vous me parliez de nouvelles informations…
– Oui. La première est une étrange coïncidence, directement en lien avec le meurtre. Les systèmes d’enregistrement de toutes les pièces rouges de l’Alpage ont connu un dysfonctionnement pendant deux jours, entre le 28 et le 30… au moment où l’assassin a accompli sa métamorphose pour aller tuer sa victime et revenir tranquillement.
Tous les « amis de Bjorn », le groupe de l’équipe de sécurité, habitaient dans l’Alpage : douze carnivores, douze « prédateurs », douze pièces rouges.
– Vous voulez dire que l’attaque aurait été planifiée avant même la métamorphose de Silvio et de son agresseur ? Ne pourrait-il vraiment pas s’agir d’un accident ?
Le mastiff faisait parfaitement la différence entre la sujétion à l’instinct, la pulsion de meurtre et le désir de tuer. Il faisait partie des huit initiés qui avaient commis des agressions mortelles contre leurs semblables humains, sous leur enveloppe animale, avant d’entrer à l’Institut.
Flash-back. Une nuit de novembre, il y a huit ans : un mastiff devenu fou dépèce deux jeunes femmes dans une ruelle d’Édimbourg sans que quiconque assiste au crime. Le surlendemain, Matthew Landen se présente à la police, s’accusant du meurtre de Fiona Webster et de Kathlyn Malone, deux étudiantes aux Beaux-Arts de Londres venues fêter leur récent diplôme dans leur ville natale. Le meurtrier ignore tout de ce qui s’est passé, mais il s’est vu les assassiner… Un cauchemar si réaliste qu’il a voulu en avoir le cœur net à son réveil, après plusieurs heures d’absence. Il s’est rendu sur le lieu de sa vision, et il a trouvé les deux cadavres ignorés de tous depuis quarante-huit heures…
En dépit d’une campagne féroce des médias contre le « monstre d’Édimbourg » ou « Matt the Ripper1 », le tribunal conclut six mois plus tard à son irresponsabilité pénale, mais décide de le garder enfermé, cadenassé pour toujours, dans un hôpital psychiatrique de haute sécurité.
Quatre mois plus tard, le « monstre d’Édimbourg » profite de la visite d’un psychiatre écossais vivant en France pour le prendre en otage, avec une arme introduite on ne sait comment, puis s’évader – et disparaître dans la nature.
Matthew Landen était le seul pensionnaire de l’Institut à avoir été « libéré » illégalement de l’hôpital qui le gardait emprisonné, le seul aussi qui avait dû changer d’identité pour rester ici. Mais selon le système moral de McIntyre, Matthew n’était pas responsable de ses actes – si bien que s’il apprenait la maîtrise, il n’y avait aucune raison de le garder sous camisole, derrière des hauts murs et des barreaux. Il n’était techniquement ni un psychopathe, ni un serial killer – il avait été un mastiff, c’est-à-dire un chien de guerre sélectionné avec soin. Matt the Ripper, Matthew-désormais-Finnegan n’était pas le seul parmi les anthropes à avoir commis l’irréparable pendant ses métamorphoses. Mais il était sans doute celui pour lequel le professeur avait pris le plus de risques. Et le mastiff ne l’oubliait pas, « dévoué comme un chien ».
Le chien de guerre du professeur réfléchit longuement. Puis, presque à contrecœur, il dit :
– Une infranoïa ? C’est possible, professeur. Rien dans ce qu’on m’a rapporté de leurs conversations n’indiquait que l’un ou l’autre s’apprêtait à passer à l’acte. Et puis, j’ai un peu secoué mon informateur cet après-midi. Il n’était apparemment au courant de rien ; il m’a donné quelque chose, en revanche, qui pourrait étayer la thèse de l’accident.
Matthew posa sur la table deux petits comprimés orange.
–Voici la deuxième information… Apparemment, ces pilules circulent parmi les fidèles de Bjorn depuis un moment. C’est le speed dont nous avions entendu parler au moment de l’accident des parents de Blackhills.
– La Tiger Eye ? Je vois… Paul est au courant ?
– Je l’ignore. Visiblement, c’est Bjorn qui fournit de la came à ses équipes. Ils disent que c’est un paramètre indispensable pour accomplir la Grande Prédation.
Le professeur demeura songeur un instant. Matthew connaissait l’ennemi comme personne, il avait un espion parmi les prédateurs : Faisal al-Nagdi lui avait appris que Paul Hugo possédait un compte secret, deux millions de dollars, dont on ignorait la provenance. Faisal lui avait expliqué en détail les discours des prédateurs. À force de les espionner, le mastiff connaissait par cœur le langage de l’ennemi. Dans l’idéologie de plus en plus précise et effrayante de Paul Hugo, la Grande Prédation, c’était cet instant où ses disciples deviendraient ce qu’ils étaient : des assassins. Des individus capables de tuer, y compris l’être humain, puisque c’était dans leur nature animale. Le moment où ils se libéreraient de tout ce qui empêchait l’expression de leur instinct.
– Je vois… En général, la drogue désinhibe. Et la Tiger Eye agit puissamment sur les pulsions de meurtre.
– En tout cas, le speed peut expliquer que l’un des prédateurs ait dégoupillé, mais pas qu’il ait su précisément où chercher une proie, ce jour-là… Ni qu’ils aient coupé les enregistrements vidéo deux jours plus tôt.
– Il y a une autre hypothèse, Matthew. Le seul qui a réellement besoin de cette drogue pour ressentir l’instinct du prédateur, c’est Paul lui-même.
« Fidèle comme un chien », d’une loyauté presque maladive, comme un loup pour sa meute. Matthew Finnegan était le chauffeur du professeur, son secrétaire, son garde du corps et son homme de main. Il se sentait redevable à jamais de sa libération, malgré tous les affranchissements prononcés. McIntyre le savait.
Il y a huit mois, lors de l’affaire du Taxidermiste, Matthew avait ouvertement mené la rébellion contre Paul Hugo. Depuis cette fracture, le professeur lui avait demandé de superviser secrètement toutes les activités de sécurité de l’Institut, surveillant Bjorn qui était officiellement chargé de ce poste. Matthew s’était acquitté de sa tâche avec son efficacité habituelle : il avait retourné un espion au bout de quelques semaines, choisi parmi la douzaine de « prédateurs », comme s’appelaient aussi entre eux les douze de l’Alpage. Grâce à cet informateur, le professeur avait appris que son « ami » Paul venait d’acquérir un chalet dans un alpage voisin. Se préparait-il un refuge pour sa petite société, où il pourrait dispenser à loisir ses théories explosives sur la supériorité des espèces, la place dans la chaîne alimentaire et la valeur de l’instinct ?
À la limite, vu l’état de leur relation, McIntyre ne voyait plus forcément le départ d’Hugo comme une mauvaise nouvelle. Shariff disait qu’il fallait exclure les prédateurs. Matthew pensait qu’il était temps d’agir vite, fort, sans pitié. Qu’est-ce qui retenait le professeur ? Son ancienne amitié ? Le désir de préserver ce qui pouvait l’être ?
Matthew interrompit la réflexion de McIntyre en se levant.
– Il y a un dernier point, professeur, avant de vous laisser… Une autre information recueillie cet après-midi. Ma source chez les prédateurs m’a donné une piste, concernant l’argent dont disposent Paul Hugo et Bjorn… Entre eux, ils parlent de « l’argent de Kofer ». Je me suis rapidement documenté, et je n’ai trouvé qu’une seule personne correspondant à ce nom : Prince Kofer, plusieurs fois soupçonné de meurtre et de crimes de guerre. C’est un seigneur de la guerre, dont les mercenaires ont été impliqués dans une dizaine de conflits africains. Kofer a refusé de se présenter devant la commission Vérité et réconciliation, en Afrique du Sud, et le tribunal d’Arusha l’a jugé par contumace dans le cadre des exactions à l’est de l’ex-Zaïre. Aucune trace de lui, depuis. Officiellement, il a disparu dans une de ses opérations de guerre privée, ou jouit de ses dollars quelque part…
– Et officieusement ?
– Il a dirigé une société de mercenaire nommée ShylocK. Certains disent qu’il est encore à sa tête. D’autres qu’il s’est spécialisé dans le trafic d’armes et de drogues, dont il contrôlerait plusieurs plaques tournantes.
– ShylocK, vous dites ?
– Oui. Cela vous rappelle quelque chose ?
McIntyre secoua lentement la tête.
– Et donc ?
– Donc, je ne comprends pas… Si Kofer est l’homme qui fournit de la drogue aux prédateurs, il devrait encaisser l’argent… Pas le verser.
———
Lorsque Matthew Finnegan fut sorti, McIntyre resta un instant immobile à son bureau. Dévoué comme un chien, paranoïaque comme un dogue – Matthew s’était-il rendu compte qu’il lui avait menti ? Impossible de le savoir…
Le professeur ouvrit un tiroir, sortit un ordinateur portable, commença de fouiller dans les documents qu’il avait accumulés depuis des mois. Cet ordinateur-là n’était jamais relié au réseau interne de l’Institut, ni au Web. Et c’était là qu’il conservait les notes de sa propre enquête.
Recherche, mot clé : ShylocK
C’est bien ce qu’il redoutait : il y avait une connexion. ShylocK, société de sécurité, avait été mandatée à plusieurs reprises par la holding pharmaceutique AC Hemato Incorporated, pour sécuriser ses sites sud-afriains, et, récemment, le siège de sa filiale militaire, WarDogs, installée à Lausanne.
ShylocK, donc Kofer ? AC Hemato Inc., donc Clauberg, Aribert Clauberg, le magnat suisse qui détenait cette holding, l’un des hommes qui s’était le plus enrichi ces dernières années dans le commerce des biotechnologies et des médicaments. Depuis quelques mois, depuis qu’il avait trouvé l’information dans l’ordinateur du Taxidermiste, le professeur savait qu’Aribert Clauberg était également le mystérieux commanditaire des chasseurs. L’homme qui avait été prêt à payer une fortune pour les secrets de l’Institut. Cela avait coûté la vie à Véronique.
Depuis quelques semaines, McIntyre savait, grâce à Faisal, l’informateur de Matthew, que Paul Hugo avait récupéré environ deux millions de dollars sur un compte numéroté, dont ils avaient retrouvé la trace, et même les coordonnées bancaires.
Depuis quelques instants, McIntyre savait d’où venait cet argent. Kofer, l’employé de Clauberg, avait payé Paul Hugo.
Le professeur inspira longuement, puis décrocha son téléphone, malgré l’heure tardive :
– Paul ? Je dois te parler… Oui, maintenant.
1- « Matt l’Éventreur », référence à « Jack the Ripper », tueur en série qui sévit à Londres à la fin du XIXe siècle.