11.

SUR TOUS LES FRONTS

– Je ne sais pas si c’est exactement le moment d’aborder le sujet, mais j’ai signé les papiers, professeur. Père… Papa McIntyre.

Shariff eut un sourire gêné et triomphant en même temps, petit garçon qu’il restait. Il sortit la pochette bleue qu’il avait pieusement conservée pendant ces deux jours, enfermée dans le secrétaire de sa chambre. Son secret, son identité, il ne les avait pas encore révélés, même à Flora et à Tim. Ce soir, peut-être ? On verrait. Ce soir, le programme était déjà chargé.

– Qu’importe le moment. Tu me procures une grande joie, Shariff.

Le garçon nota le passage au tutoiement. Il ne se voyait pas en faire autant. Son père restait le professeur.

– Et pour l’assassin, vous allez faire quoi ?

 

Son père ne semblait toujours pas comprendre l’ampleur du schisme. Son daimyo se contentait de demi-mesures : il convoquait un conseil restreint le lendemain soir, lorsque Matthew serait rentré d’une « mission à l’extérieur ». Il y proposerait de retirer le service de sécurité à Bjorn. Il avait signifié à Paul Hugo qu’il savait qu’une drogue circulait, la Tiger Eye. Son père commettait l’erreur de signaler à l’ennemi qu’il savait des choses sur lui, et il l’informait que la guerre était ouverte, au lieu de lancer l’offensive.

« Arrivez comme le vent et partez comme l’éclair », Sun Tzu.

– Ce qui s’est passé relève de la haute trahison, en plus du crime, père. Il ne faut pas attendre.

– Que veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas avertir la police, et pour l’instant, c’est Bjorn et ses amis qui concentrent l’essentiel de l’arsenal de sécurité… Je dois d’abord le leur retirer, en douceur, avec le soutien de tous les autres initiés. S’ils sont décidés à tuer de sang-froid, je dois les désarmer avant, éventuellement, de les exclure.

– Comment pouvez-vous imaginer qu’ils vont vous déposer les armes ?

– Paul n’a rien dit qui semble indiquer le contraire… D’une façon ou d’une autre, je pense que cet assassinat l’a pris de court, lui aussi, et qu’il ne s’estime pas tout à fait prêt. À moins qu’il ait déjà choisi de quitter l’Institut.

– Il n’abandonnera jamais sa bibliothèque, père. C’est son grand œuvre, il ne partira pas sans elle.

– Alors, je dois désarmer ses amis, et ensuite, nous pourrons prendre une décision. Démocratiquement, Shariff.

Le shogun se trompait sur la nature de l’adversaire. On ne combattait pas les traîtres avec des procédures démocratiques, en respectant les règles. On les écrasait, comme les serpents.

 

———

 

Derrière les parois de l’aquarium, les images de Ghost Dog défilaient. Ghost Dog tuait ses ennemis, l’un après l’autre. Ghost Dog exécutait froidement les chasseurs de l’ours noir. Ghost Dog n’épargnait personne, aucun des « amis » qui programmaient d’éliminer son daimyo. Mais ce dernier le trahissait.

Le daimyo de Shariff, lui, n’était pas un menteur. Son père était sincère, mais naïf, plein d’illusions. Il pensait pouvoir éviter une guerre, alors que celle-ci était déjà déclarée.

Le samouraï, que ferait-il ? Shariff voyait les disciples de saint Paul lire et relire les mêmes ouvrages : Darwin, Gobineau, Stoker. Les douze de l’Alpage considéraient ceux du Hameau comme des burakumin1. Ils étaient donc des ennemis ; et Shariff devait éliminer tous les ennemis de son père, les uns après les autres, sans attendre aucun ordre. C’était sans doute la solution la plus satisfaisante. Son père n’aurait pas à donner les ordres qui lui répugnaient, il ne se salirait pas les mains et pourrait défendre l’intégrité des lois de l’Institut.

Puisque son seigneur devait rester immaculé, lui, le samouraï, se souillerait à sa place.

Ne restait qu’un problème, concernant cette décision : il n’était pas encore prêt techniquement. Il n’était pas encore l’homme qu’il voulait être, maîtrisant parfaitement ses armes et son corps, comme des prolongements instantanés de sa pensée.

Il allait donc devoir prendre des risques pour se débarrasser des ennemis de son shogun. Il y réfléchirait dès demain. Ce qui l’attendait ce soir concernait l’autre versant de la bataille : le front intérieur. Ses deux amis, à qui il devait sauver la vie. Cela exigerait là aussi du doigté, de la délicatesse et de l’audace, à défaut de balistique. Mais le homard avait une solution pour eux.

1- Les « gens du hameau », caste minoritaire dans le Japon médiéval, discriminée par les castes supérieures en raison d’une « souillure » présumée.